FACULTÉ DES SCIENCES DE LA SOCIÉTÉ INSTITUT DE RECHERCHES SOCIOLOGIQUES Sociograph n°35 S o c i o l o g i c a l r e s e a r c h s t u d i e s So ci og ra ph n °3 5 La musique sous le regard des sciences sociales Edité par Loïc Riom et Marc Perrenoud La m us iq ue s ou s le re ga rd d es s ci en ce s so ci al es – E di té p ar R io m e t Pe rr en ou d Il existe encore peu de recherches en sciences sociales sur la musique en Suisse. Pourtant, la vie musicale helvétique est riche et diversifiée. Les données de l’Office Fédéral de la Statistique témoignent d’une consom- mation musicale importante parmi la population suisse et, plus encore, d’un taux de pratique particulièrement élevé. Sur le plan institutionnel, on compte de nombreux festivals et de salles de concert à travers le pays. Et depuis une quinzaine d’années, différentes institutions visant à soutenir la création musicale ont vu le jour avec, parfois, l’ambition de faire rayon- ner les musiciens suisses à l’étranger. Dans ce contexte, il semble nécessaire de développer un regard propre aux sciences sociales sur la musique en Suisse. Cet ouvrage répond à ce besoin en esquissant un premier panorama des mondes de la musique helvétique et en réunissant des contributions traitant de différents as- pects de la musique en Suisse : histoire des musiques populaires, liens entre musique et immigration, marché de l’emploi musical et pratiques de fréquentation des institutions culturelles. Ces contributions mettent en évidence certaines particularités de la Suisse, mais soulignent également son insertion dans une histoire globale de la musique. Loïc Riom est doctorant au Centre de sociologie de l’innovation de l’Ecole des Mines ParisTech et chercheur associé à l’Institut de recherches sociologiques de l’Université de Genève. Ses travaux portent sur l’évaluation, la valorisation et la circulation de la musique. Marc Perrenoud est Maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne. Sociologue du travail et de la culture, ses recherches traitent de l’emploi musical, des économies symboliques du travail et de la sociologie des groupes professionnels. Avec les contributions de Christian Steulet (HKB), de Pierre Raboud (UNIL/Université de Tours), d’Irene Pellegrini (UNIGE), de Sandro Cattacin (UNIGE), de Luca Preite (UNIBAS), de Pierre Bataille (ULB/UNIL) et de Nuné Nikoghosyan (UNIGE). ISBN: 978-2-940386-44-4 So ci ol og ic al re se ar ch s tu di es Couv_Sociograph_35.indd 1 22.12.2017 14:44:37 1 LA MUSIQUE EN SUISSE SOUS LE REGARD DES SCIENCES SOCIALES Edité par Loïc Riom et Marc Perrenoud Sociograph n°35 2 Image de couverture: Wikimedia Commons, Panoramio, Валерий Дед Citation conseillée : Riom, Loïc et Perrenoud, Marc (éds.) (2018), La musique sous le regard des sciences sociales, Genève : Université de Genève (Sociograph - Sociological Research Studies, 35) ISBN : 978-2-940386-44-4 Publication sur Internet : www.unige.ch/sciences-societe/socio/sociograph 3 TABLE DES MATIERES TABLE DES FIGURES 5 LA MUSIQUE EN SUISSE : PREMIERES APPROCHES 7 Loïc Riom et Marc Perrenoud CHANGEMENTS DE PLATEAUX : LA SCENE MUSICALE POPULAIRE EN SUISSE, DES NUITS DE JAZZ A SUPER POP MONTREUX 27 Christian Steulet L’HIVER DES MUSIQUES JEUNES : LA SUISSE AVANT LA POP (1960-1983) 47 Pierre Raboud NON SONO SOLO CANZONETTE : LA POP ITALIENNE EN SUISSE 63 Irene Pellegrini et Sandro Cattacin BABA USLENDER : CONQUETE D’UN POUVOIR D’AGIR ET « GENTRIFICATION MUSICALE » 81 Luca Preite 4 VIES MUSICIENNES : PORTRAIT DES MUSICIEN.NE.S ORDINAIRES EN SUISSE ROMANDE 101 Marc Perrenoud et Pierre Bataille LES TRIBUTE BANDS EN SUISSE : UN MONDE D’AMBIVALENCES 127 Nuné Nikoghosyan QUELLES PRATIQUES, QUELLES INSTITUTIONS ?: CARTOGRAPHIE INSTITUTIONNELLE DES PRATIQUES DES SPECTATEURS DE LA MUSIQUE CLASSIQUE DANS UNE GRANDE VILLE DE SUISSE ROMANDE 147 Loïc Riom 5 TABLE DES FIGURES Figure 1 : Trois clusters de revenus musicaux 111 Figure 2 : Répertoires et carrières musicales des femmes et des hommes. 118 Figure 3 : Les deux principales communautés de collaboration musicales 121 Figure 4 : Institutions citées par type de programmation 153 Figure 5 : Localisation des institutions citées 154 Figure 6 : Les blocs 1, 2 et 4 160 *** Photo 1 : Lil Hardin Armstrong, Hôtel Beau-Rivage, 1953. 29 Photo 2 : Led Zeppelin, Casino de Montreux, 1970. 30 Photo 3 : L’intérieur du Café Africana 33 Photo 4 : Affiche d’un événement multiculturel 76 *** Tableau 1 : Nombre d’albums et de semaines passées dans le Hit-Parade suisse (1968-2015) 69 Tableau 2 : Chansons italiennes dans le Hit-Parade par décennie (1970-2015) 70 Tableau 3 : Transformation de la musique italienne en Suisse 78 Tableau 4 : Niveau de formation des musicien.ne.s au regard de la population active en 2013. 105 Tableau 5 : Niveau de revenu des musicien.ne.s au regard de la population active en 2013 108 Tableau 6 : Composition des deux communautés du réseau de collaboration 122 Tableau 7 : Les caractéristiques des dispositifs de jeu 134 6 Tableau 8 : Caractéristiques sociodémographiques des répondants 152 Tableau 9 : Institutions citées 15 fois et plus 155 Tableau 10 : Table de densité analyse cœur-périphérie 157 Tableau 11 : Modèle de groupe 161 Tableau 12 : Table des densités modèle de groupe 162 7 LA MUSIQUE EN SUISSE : PREMIERES APPROCHES par Loïc Riom et Marc Perrenoud Notre volonté d’organiser la journée d’étude dont est issu cet ouvrage est venue d’un double constat. D’une part, il n’existe en Suisse que peu de recherches en sciences sociales sur la musique. D’autre part, les connaissances sur ce sujet restent très éclatées. Notre but était donc de faire se rencontrer différents chercheurs travaillant sur la question afin d’esquisser un panorama du fait musical en Suisse. À la vue de la diversité et de la qualité des chapitres qui composent ce livre, il nous semble que ce double objectif a été atteint 1 et nous espérons que cette première publication sera le début d’un processus qui se poursuivra dans les années à venir. Ce chapitre introductif est composé de deux parties. Premièrement, nous chercherons à faire un tour d’horizon des différents enjeux qui, à nos yeux, peuvent guider l’étude des mondes de la musique en Suisse et qui font leurs particularités. Cette première partie permettra de mettre en évidence ce que l’étude du fait musical peut nous apprendre sur la Suisse. Deuxièmement, nous passerons en revue les principaux travaux déjà entrepris ainsi que les défis de ce champ de recherche encore en friche. Ce sera notamment l’occasion de faire un bilan ● 1 Nous tenons à remercier les différentes personnes et instances qui ont contribué à la réussite de cet événement et à la publication de ce livre, les auteurs bien sûr, mais aussi l’Institut des sciences sociales de l’Université de Lausanne et l’Institut de recherches sociologiques de l’Université de Genève. 8 des enseignements de cette première journée d’étude et de revenir sur les questions transversales qui se sont posées tout au long de la journée ainsi que lors de la table ronde qui l’a prolongée2. TOUR D’HORIZON DES ENJEUX D’UN CHAMP DE RECHERCHE EN FRICHE La vie musicale suisse est foisonnante. L’affirmation peut sembler surprenante, voire exagérée, pourtant, les chiffres issus des enquêtes successives sur les pratiques culturelles menées par l’Office fédéral de la statistique (OFS) donnent la mesure de la place qu’occupe la musique dans la vie de la population suisse. Mais comment ces réalités statistiques se traduisent-elles au quotidien ? Quelle est la place de la culture musicale ? Et quels sont les enjeux qui participent à façonner le paysage musical suisse, aussi bien sur le plan politique, économique que social ? Sans prétendre répondre de manière exhaustive à toutes ces questions, cette introduction se propose de passer en revue certains enjeux qui structurent les mondes de la musique en Suisse. LA MUSIQUE AU QUOTIDIEN : ÉCOUTE ET PRATIQUE EN AMATEUR D’après la dernière enquête de l’OFS, plus de sept habitants sur dix se sont rendus au moins une fois à un concert au cours de l’année écoulée (OFS, 2016). Cette proportion est plus ● 2 Table ronde qui a réuni Manu Hagmann (contrebassiste et membre du conseil d’administration du Syndicat musical suisse), Christian Fighera (cofondateur du label Two Gentlemen Records) et Nicolas Gyger (État de Vaud, vice-président de la Fondation pour la chanson et les musiques actuelles) au Bourg à Lausanne autour de la thématique « Produire de la musique en Suisse : Défis, enjeux et opportunités de l’espace national helvétique ». 9 importante que dans de nombreux autres pays, comme la France, où seules cinq personnes sur dix rapportent s’être rendues à un spectacle vivant au cours des douze derniers mois (Donnat, 2009). En termes de consommation de musique en concert, la Suisse se situe dans le peloton de tête au niveau européen (Eurostat, 2011). Même constat en ce qui concerne la consommation de musique enregistrée : 95 % de la population suisse écoutent de la musique en privé (OFS, 2016). Ces données interrogent la place qu’occupe la musique dans la vie de la population, non seulement dans les situations d’écoute identifiées comme telles (fréquentation de concerts notamment), mais également dans la vie quotidienne (DeNora, 2000). Ceci suppose notamment de s’intéresser aux transformations des modes d’écoute, notamment celles liées aux technologies numériques. Le marché suisse de la musique enregistrée, comme dans de nombreux autres pays, connaît en effet une baisse importante des ventes de CDs au profit de l’émergence de nouveaux supports comme le streaming ou le téléchargement (IFPI Suisse, 2016). Ces reconfigurations des pratiques, des dispositifs et des usages représentent un premier enjeu de la description des mondes de la musique en Suisse. Il s’agit de comprendre comment elles participent à transformer non seulement l’écoute musicale, mais également les modes de diffusion et de production de la musique. Une des particularités des pratiques d’écoute en Suisse réside dans le fait qu’elles s’inscrivent dans les modes de consommation de ménages bénéficiant souvent d’importants moyens d’accès à la culture 3 . La Suisse est un pays qui importe beaucoup de musique (Moon, Barnett, et al., 2010) et constitue un marché non négligeable malgré la taille réduite de la population (Rutten, 1996). On peut donc légitimement se poser la question de ● 3 Les ménages suisses font partie de ceux qui dépensent le plus d’argent dans la culture au niveau européen : environ 5 % des dépenses de consommation sont consacrées à ce poste (Eurostat, 2011 ; OFS, 2013). Il faut néanmoins rester attentif au fait qu’il ne s’agit que d’une moyenne et que cela n’empêche pas d’importantes disparités entre les ménages. 10 l’influence de ces importantes dépenses culturelles sur les modes de consommation de musique et les pratiques d’écoute (participent-elles, par exemple, à démocratiser certaines pratiques ?). En outre, il s’agit de s’interroger sur les différences entre groupes sociaux, régions linguistiques ou encore classes d’âge parmi les auditeurs. La population suisse n’est pas seulement une grande consommatrice de musique. Les données de 2014 indiquent que 19 % des habitants de la Suisse pratiquent le chant et 17 % jouent d’un instrument (OFS, 2016). En comparaison internationale, ces taux ne s’élèvent par exemple qu’à respectivement 8 % et 12 % en France (Donnat, 2009). Même aux États-Unis d’Amérique, pourtant un pays où l’on considère que la musique (les « musiques actuelles » notamment) a une importance de premier plan, seuls 13 % de la population pratique un instrument (NEA, 2009). Cette donnée renvoie à un deuxième enjeu pour la recherche sur la musique en Suisse : il faut s’interroger sur le rôle de ces pratiques dans la vie quotidienne. Comment participent-elles, par exemple, à la vie sociale du pays ? Quelle est la place donnée à la musique au sein du système scolaire helvétique et plus largement dans la manière de penser l’éducation ? Ces questions sont intimement liées à la fois à celles des pratiques d’écoute, mais également à la production musicale, du marché de l’emploi musical à l’organisation de l’industrie de la musique4. Les musiciens font, en effet, eux-mêmes bien souvent aussi partie du « public » à un titre ou un autre, de telle manière que la production et de la consommation de musique s’imbriquent totalement l’une dans l’autre (Perrenoud, 2004). ● 4 Sur ce sujet, voir le chapitre de Perrenoud et Bataille dans cet ouvrage, p. 101 et suivantes. 11 ÊTRE MUSICIEN EN SUISSE : PARTICULARITES DU MARCHE DE LA MUSIQUE HELVETIQUE Les pratiques quotidiennes de la musique s’adossent donc aux logiques économiques et professionnelles. L’enjeu est pour commencer de décrire comment les musiciens mettent en place des modèles économiques qui leur permettent de vivre de leur activité. Le travail musical se décompose en un ensemble de tâches dont certaines peuvent paraître éloignées de la représentation en public ou de l’enregistrement (Perrenoud, 2007 ; Perrenoud et Leresche, 2015). Se pose alors la question des stratégies développées par les musiciens pour saisir les opportunités offertes par le marché. Plus largement, il est nécessaire de comprendre les logiques qui organisent la carrière de musicien en Suisse. Pour cela, il faut notamment identifier les acteurs et les dispositifs qui participent à la consécration artistique. La question de la construction des réputations est un important élément structurant des carrières qui définit les possibilités de s’insérer dans un marché de l’emploi, comme le montre l’exemple des concours de musique classique (Odoni, 2015). Ensuite, qu’en est-il des logiques de genre ? Comment se traduisent-elles dans la carrière des musiciens et des musiciennes ? Comment l’activité musicale dans un cadre professionnel est-elle considérée dans la société suisse ? Sur ces différents éléments, l’étude Musicians’ Lives nous fournit plusieurs éléments de compréhension précieux pour saisir la réalité du travail musical en Suisse (voir Perrenoud et Chapuis, 2016 ; Perrenoud et Leresche, 2015 ; Perrenoud et Bataille, 2017 ; mais également le chapitre de Perrenoud et Bataille dans cet ouvrage). Cet enjeu nécessite également de s’y intéresser du point de vue des particularités du système social helvétique. Par exemple, le système d’indemnisation chômage mis en place pour les intermittents du spectacle est plutôt défavorable aux musiciens comme le montrent Perrenoud et Bataille. Il s’agit d’ailleurs d’un enjeu pour l’État. Comme le rappelait Nicolas Gyger (État de 12 Vaud et vice-président de la FCMA) lors de notre table ronde, l’objectif des pouvoirs publics est de prévenir la précarisation d’un groupe professionnel et d’éviter que des individus se retrouvent à l’aide sociale, notamment lorsqu’ils arrivent à la retraite5. Plus largement, il s’agit de comprendre comment le marché de la musique s’organise en Suisse. Pour ce faire, il est nécessaire d’élargir la focale et de prendre en considération l’ensemble des acteurs participant activement à la production de musique, ceux que Becker (2010) appelle le personnel de renfort : ingénieurs du son, agents, manageurs de label, programmateurs de salles de concert, etc. Ces acteurs intermédiaires, qui ont parfois été laissés de côté par les analyses sociologiques, participent activement à construire les marchés de la musique (Lizé, Naudier, et al., 2011). Aujourd’hui, l’Industrie musicale représente en Suisse plus de 30'000 emplois pour un chiffre d’affaires annuel de 1.8 milliard de francs suisses (OFC et OFS, 2016). L’enjeu est ici d’identifier qui sont les réseaux d’acteurs qui forment ensemble le marché helvétique de la musique, les conventions qui régissent leurs coopérations et les ressources qu’ils mobilisent. La question de l’inscription de ces réseaux dans l’espace se pose également. Il s’agit d’examiner s’il existe des discontinuités entre les régions linguistiques, mais également de comprendre comment ces acteurs s’intègrent dans des réseaux translocaux et une industrie de la musique globalisée. Ces questions doivent notamment être traitées au regard des transformations que l’industrie musicale connaît à l’échelle mondiale. Alors que longtemps le marché de la musique a été dominé par l’industrie du disque et ses majors (Lebrun, 2006), on observe depuis plusieurs années la montée en puissance de ● 5 Voir également l’enquête 2016 de Suisseculture Social sur les conditions de vie des artistes en Suisse : http://www.suisseculturesociale.ch/fileadmin/docs/1611_SCS_enquete_r evenus_et_protection_sociale_des_artistes.pdf, (consulté le 2 décembre 2016). 13 nouveaux acteurs issus de la nouvelle économie numérique ou de l’industrie du live (Hesmondhalgh et Meier, 2015). En Suisse, par exemple, l’agence de production de concert zurichoise Gadget6 s’est lancée dans le management de groupe et la production d’albums. Ces changements concernent également le mécénat, qui s’est développé y compris sous de nouvelles formes au cours de la dernière décennie (Piraud et Pattaroni, 2016). On peut donner l’exemple du Pourcent Culturel Migros dont les financements participent à soutenir de nombreuses manifestions, mais également la création. Cette influence se traduit entre autres par un festival – le M4music – dont le nom évoque celui de l’enseigne de la grande distribution. L’enjeu est ici de saisir comment ces nouvelles dynamiques transforment les modes de production de la musique ainsi que le marché de l’emploi musical. DES POLITIQUES CULTURELLES EN MUTATIONS : PROMOTION CULTURELLE ET INDUSTRIES CREATIVES Ces mutations concernent également les politiques publiques. Depuis le milieu des années 90, on observe un important développement des politiques destinées à soutenir la création et faciliter la diffusion de musique suisse à l’étranger7. À travers ces outils, la Suisse semble s’être engagée, sur le modèle d’autres pays comme la Suède ou l’Islande, dans la volonté de faire de la musique une industrie d’exportation et un moyen de rayonner à ● 6 Qui gère notamment les intérêts de groupes suisses à succès comme 77 Bombay Street ou Lovebugs. 7 Qui n’est pas sans rappeler les politiques publiques mises en place dans le même temps pour faire du cinéma suisse une industrie à succès (voir Moeschler, 2011). D’ailleurs, le cinéma est régulièrement cité en exemple par les acteurs militant pour une politique au niveau fédéral. 14 l’étranger8. La Confédération dispose des plusieurs organismes chargés de promouvoir la culture helvétique et qui mobilisent activement les musiciens suisses pour forger l’image du pays à l’étranger9. Dans un registre différent, la fondation Swiss Music Export a pour objectif de soutenir l’exportation de musique en finançant des tournées et en facilitant le contact entre des artistes suisses et des professionnels à l’étranger. À l’échelle cantonale et communale10, plusieurs programmes offrant des financements, des conseils ou des résidences ont également été mis en place au cours des dernières décennies. On peut citer la Fondation romande pour la chanson et les musiques actuelles qui est mandatée par les cantons et les grandes villes de Suisse romande pour conseiller et soutenir les artistes lors la production d’albums ou l’organisation de tournées. L’enjeu n’est pas uniquement de comprendre comment ces nouvelles politiques se mettent en place et avec quels objectifs, mais également de saisir les mutations dans les usages de la culture sur un plan politique et économique. En effet, en Europe, on observe un déplacement de politiques culturelles d’une volonté de garantir l’accès à la culture à celle de soutenir à un secteur économique (Menger, 2010). Il est donc nécessaire d’examiner comment ces changements se traduisent dans le ● 8 Sur la Suède, voir Burnett et Wikström (2006) et Baym (2011), sur l’Islande, Prior (2014). À ce titre, Feusi et Küttel (2011) défendent l’idée que le modèle suédois est un exemple que la Suisse devrait suivre. 9 Par exemple, Présence Suisse — l’organisme responsable de l’image de la Suisse à l’étranger — organise régulièrement des concerts avec des artistes suisses, comme ce fut le cas lors de l’Exposition universelle à Milan en 2015. Dans un registre proche, la fondation Pro Helvetia contribue activement à faire connaître les artistes suisses notamment à travers ses différents centres culturels à l’étranger. Le centre culturel suisse de Paris accueille ainsi régulièrement des concerts d’artistes suisses, voire des délocalisations de festivals comme le Bad Bonn Kilbi. 10 En Suisse, les cantons et les communes restent les principales entités en charge des politiques culturelles (voir Ducret, 2009 ; OFS, 2010 ; Moeschler et Thévenin, 2012). 15 contexte helvétique, notamment à la vue des particularités du système politique helvétique. Ces changements ont des impacts sur le paysage culturel du pays, notamment dans les villes. Les investissements dans la musique se traduisent par de nouvelles infrastructures culturelles11. Ces grands équipements s’ajoutent aux nombreuses salles de taille plus modeste et à la floraison des festivals que connaît le pays 12 . Cependant, si certains types de lieux se multiplient et que globalement l’offre de musique tend plutôt à augmenter, cette tendance ne doit pas occulter que l’existence d’autres lieux est remise en question. Les récents déboires qu’ont connus successivement des institutions issues des mouvements de luttes urbaines des années 1980 (parfois identifiés comme « mouvements squats »), comme l’Usine à Genève, le Fri-Son à Fribourg ou la Reithalle à Berne en sont le témoignage. La musique se trouve ainsi régulièrement au cœur des luttes politiques de l’histoire culturelle suisse. Dans les années 1980 déjà, c’est autour d’elle que se cristallisent les mouvements des luttes urbaines et des grandes manifestations pour réclamer des espaces pour la « culture jeune », dans différentes villes du pays et notamment à Zürich (Raboud, 2015 ; ainsi que le chapitre dans cet ouvrage). Ces mouvements ont, à ce titre, contribué à ouvrir de nouveaux horizons et ont été dans de nombreuses villes à l’origine d’une nouvelle génération d’institutions culturelles. ● 11 On peut penser à des salles de concert comme le KKL (Kultur- und Kongresszentrum Luzern) – grande philharmonie construite par l’architecte Jean Nouvel à Lucerne en 1998 (voir Schwab, 2009) – ou les Docks, salle de concert consacrée aux musiques actuelles à Lausanne inaugurée 2005. 12 Pour s’en convaincre, il suffit de consulter la liste des membres de l’association Petzi, la faîtière des clubs et des festivals de Suisse : http://petzi.ch/index.php?page=clubs&action=clubsearch&genre=1&sear chquery=&canton=&senden=Rechercher, (consulté le 26 août 2017) et de noter que désormais chaque ville même de taille moyenne dispose de sa salle de concert. 16 L’enjeu est de comprendre comment les modes d’organisation et les institutions de la culture sont remises en question et transformés par de tels mouvements. Cette étude des institutions culturelles doit également prendre en compte les mutations plus récentes liées notamment aux technologies numériques. Face au succès de nouveaux supports, à l’émergence de nouvelles pratiques, et à la concurrence de nouveaux acteurs, certaines institutions publiques doivent réinventer leur rôle et trouver leur place dans ce paysage nouveau. Ces transformations affectent non seulement les mondes de la musique, mais également plus largement le tissu culturel, urbain et social du pays. QU’EST-CE QUE LA MUSIQUE SUISSE ? Au-delà, de ces enjeux économiques et politiques, se pose la question de la définition de la musique suisse. La musique se caractérise par sa fluidité, sa capacité à passer les frontières, et les échanges translocaux sont répandus dans les mondes de la musique (Bennet et Peterson, 2004). Le cas de la chanteuse Sophie Hunger illustre cette ambivalence. Alors qu’elle est célébrée comme une réussite pour la musique suisse 13 , la chanteuse vit depuis plusieurs années à l’étranger, chante dans plusieurs langues et collabore avec des musiciens issus du monde entier. Inversement, on peut se poser la question des influences des différents mouvements migratoires en Suisse sur la production de musique helvétique. Certaines migrations ont-elles joué une influence majeure comme ce fut le cas pour le cinéma suisse (La Barba, 2016) ? L’exemple du chanteur italien Pippo Pollina nous invite à prendre cette hypothèse au sérieux. Installé depuis plusieurs années à Zürich, il a connu une bonne partie de ses principaux succès en Suisse alémanique tout en ne chantant qu’en italien (voir également le chapitre de Pellegrini et Cattacin dans cet ouvrage). ● 13 Elle a été lauréate du Grand Prix suisse de musique en 2016. 17 Indirectement, dans un marché fortement importateur de musique, la question de la « musique suisse » interroge également la notion de reconnaissance. Ce point fut soulevé par exemple lorsqu’en 2014 le rappeur bernois Kutti MC adressa une lettre ouverte au directeur de la radio et télévision publique suisse alémanique pour critiquer le manque d’audace de la chaine et lui reprocher de ne pas faire suffisamment de place aux artistes suisses sortant du carcan commercial dans sa programmation d’artistes suisses 14 . Ce sentiment d’un manque d’attention médiatique et de reconnaissance a été documenté par plusieurs recherches (Hänecke, 1991 ; Riom, 2016). D’ailleurs, de nombreux groupes helvétiques ont connu le succès à l’étranger bien souvent sans que ce soit le cas du moins dans un premier temps en Suisse. C’est par exemple le cas de groupes de metal comme les Valaisans de Samael, les Genevois de Knut ou les Zurichois de Celtic Frost qui tous connurent sur la scène metal mondiale un certain succès ponctué par plusieurs tournées internationales. D’autres exemples de succès dans des réseaux indépendants peuvent être mis en avant comme Liliput (Kleenex) considéré comme des avant-gardes du punk féministe, le Bernois Reverend Beat-Man ou Sportguitar dont les albums sont sortis sur les labels états-uniens SupPop et Matador. À l’inverse, dans certaines villes, des scènes très marquées se sont développées. C’est le cas par exemple du Mundart à Berne qui a vu l’émergence de nombreux groupes à succès comme Züri West, Stiller Has ou Polo Hofer s’inscrivant dans l’héritage des Berner Troubadours et de Mani Matter (Seago, 2000). Dans un pays plurilingue comme la Suisse, la question de la langue mérite en particulier d’être examinée, d’autant plus qu’il n’existe pas comme en France de politique de quotas de musique dans les langues nationales15. ● 14 https://www.facebook.com/srf3/posts/10152624807073402, (consulté le 24 août 2017). 15 Il vaut ajouter à cela la question des dialectes alémaniques qui enrichissent encore le paysage linguistique suisse. 18 Se pose également la question de la patrimonialisation de la musique. Jusqu’à maintenant, une large partie de ce travail de documentation a été entrepris par les acteurs eux-mêmes. Par exemple, au cours des dernières années plusieurs livres consacrés à la scène alternative des années 80 ont été publiés16, mais des expositions ont aussi été organisées17. On peut également citer l’ambitieux projet de numérisation des archives vidéo du Montreux Jazz festival mené par l’École polytechnique fédérale de Lausanne 18 . Sur ces questions, un travail scientifique est nécessaire à la fois pour faire une véritable historiographie de la musique en Suisse, mais également pour comprendre comment se construisent les mythes des mondes de la musique helvétique. La liste des enjeux que nous venons de dresser n’est bien sûr pas exhaustive. Néanmoins, elle donne la mesure du travail qui reste encore à accomplir. Plusieurs de ces pistes sont reprises et traitées de manière plus approfondie au fil des chapitres qui composent ce livre. Nous avons cherché ici à montrer la nécessité à la fois scientifique et sociétale de se pencher sur ces questions. Sur un plan scientifique, il nous semble que plusieurs des caractéristiques sociales, politiques ou économiques de la Suisse peuvent venir enrichir notre compréhension des questions de fond liées au travail artistique et à l’emploi musical, dont on peut considérer qu’ils constituent un laboratoire de la flexibilité/précarité sur les marchés du travail contemporains (Boltanski et Chiapello, 1999 ; Menger, 2002). Par ailleurs, nous ● 16 On peut penser à des livres comme Heute und Danach (Grand Lurker et Tschan André, Zürich : Patrick Frey, 2012) ou Time is Now. Pop Musik in der Schweiz heute (Zürich : Limmat Verlag, 2016), mais aussi aux différents livres sortis pour les anniversaires de centres culturels comme le Fri-Son (Fris- Son 1983-2013, Zürich : JRP/Ringier, 2013) ou d’associations comme Post Tenebras Rock (Post Tenebras Rock, une épopée électrique 1983-2013, Genève : La Baconnière, 2013). 17 Comme celle organisée en 2014-15 au Musée de la communication de Berne « Oh Yeah ! La musique pop en Suisse » : http://www.mfk.ch/fr/expositions/archives/retrospective- older/#OhYeahF, (consulté le 24 août 2017). 18 Voir http://metamedia.epfl.ch/, (consulté le 24 août 2017). 19 pensons que l’étude par les sciences sociales du fait musical en Suisse peut permettre de poser un regard original sur la société suisse en abordant un fait social majeur (on a vu combien la musique tient une place importante en Suisse), mais qui reste encore largement méconnu. Enfin, notre démarche s’inscrit dans une articulation nécessaire avec la pratique et les professions de la musique en Suisse. En 2001, dans le document qui allait servir de base à l’élaboration des travaux sur les pratiques culturelles, les responsables de l’OFC et de l’OFS notaient, en reprenant les conclusions d’un rapport de Pro Helvetia, que « la mise sur pied et le développement du "domaine recherche culturelle" est absolument nécessaire pour une politique culturelle cohérente » (OFS et OFC, 2001, p. 5‑6). C’est bien dans cette perspective que se situe notre travail. Nous considérons que le présent ouvrage tout comme la tenue à Lausanne en janvier 2018 du colloque international Working in music #2 (après l’édition de Glasgow en 2016) ou la parution à venir aux éditions Antipodes d’un ouvrage reprenant les résultats de l’enquête Musicians’ Lives (Perrenoud et Bataille, 2018, à paraître) permettent une avancée de la connaissance qui sera également bénéfique aux mondes de la musique. UN CHAMP DE RECHERCHE ENCORE A STRUCTURER Malgré la richesse du paysage musical suisse, les recherches sur le sujet sont encore rares. En sociologie, les travaux d’Alfred Willener sur les instrumentistes d’orchestre (p. ex. Willener, 1988, 1998) ont été précurseurs, du moins en Suisse romande. La question du métier de musicien a été depuis reprise par le projet Musicians’ Lives, dont est issue la contribution de Marc Perrenoud et Pierre Bataille dans ce livre. Du côté des études sur la diffusion et la réception, on peut citer le projet Broadcasting Swissness mené conjointement par les universités de Zürich, de Bâle et la Haute École de musique de Lucerne qui cherche à saisir la construction de la « suissitude » à travers la diffusion des 20 musiques populaires à la radio. Sur le plan statistique, depuis le début des années 2000, l’OFS produit régulièrement des données, notamment sur les pratiques culturelles. On peut ici saluer le travail effectué dans ce domaine par Olivier Moeschler, responsable du secteur culture à l’OFS dont les enquêtes successives ont apporté de nouveaux éléments à la compréhension du paysage musical suisse (OFS, 2005, 2011, 2016). À ces recherches d’envergure, il faut ajouter les nombreuses enquêtes, thèses de doctorat ou encore mémoires qui viennent documenter l’étude des mondes de la musique en Suisse. Toutefois, si ces recherches contribuent à leur manière à mieux comprendre certains aspects de la production, de la consommation et de la diffusion de musique en Suisse, elles restent encore très dispersées. Il manque encore des passerelles qui permettraient de mieux saisir les grands enjeux qui traversent les mondes de la musique en Suisse. En effet, est-il possible de comprendre la production des groupes de rock indépendant sans saisir les enjeux du marché de l’emploi musical ? Peut-on comprendre les stratégies d’insertion professionnelle des musiciens sans s’intéresser à l’étendue des pratiques strictement inscrites dans l’amateurisme ? Peut-on décrire le développement des politiques culturelles sans les inscrire dans une histoire des mondes de la musique en Suisse ? Il nous semble que non, d’où la nécessité de rassembler ces savoirs de manière à pouvoir les articuler et les faire fructifier. QUELQUES PREMIERS ENSEIGNEMENTS À ce titre, cette journée d’étude a déjà permis de poser un certain nombre d’éléments transversaux pour la compréhension du fait musical dans le territoire national suisse et certaines particularités ont été soulignées par plusieurs communications. Elles permet- tent d’esquisser quelques premières articulations entre musique 21 suisse et musique en Suisse qui devront être affinées dans des travaux à venir. Premièrement, le fort taux de pratique musicale a pour consé- quence de fournir aux professionnels des opportunités supplé- mentaires en termes de rémunération, mais aussi d’insertion professionnelle. En cela, le marché de l’emploi musical suisse prend une structure tout à fait particulière (voir le chapitre de Perrenoud et Bataille et celui de Nikoghosian). Deuxièmement, cette spécificité a certainement une influence sur la diffusion de la musique. Effectivement, les professeurs de musique sont en majorité des musiciens insérés dans le marché de la performance et/ou de l’enregistrement, intégrés aux dyna- miques qui animent les mondes de la musique et ils participent de cette manière à diffuser et légitimer de nouvelles pratiques musicales. Troisièmement, autre constat très clair a été fait au cours de cette journée d’étude : si l’on veut être en mesure de comprendre les dynamiques à l’œuvre dans le monde de la musique en Suisse, on ne peut faire l’économie de s’intéresser aux relations transna- tionales. Qu’il s’agisse d’organiser un concert dans une cave à jazz de Zürich, de monter un tribute band ou de diffuser un clip de rap, les mondes de la musique en Suisse débordent sans cesse le territoire national. La taille du marché intérieur semble être une des raisons qui pousse auditeurs et musiciens à se tourner vers l’étranger. Néanmoins, on peut également faire l’hypothèse que la forte ouverture économique et culturelle de la Suisse à travers son intégration aux aires d’influence allemande, française et ita- lienne, ou sur le plan des migrations, pèse aussi dans la balance. Nous espérons que ce livre donnera des bases pour la compréhension des mondes de la musique en Suisse, mais également qu’il permettra de montrer comment la musique participe à façonner la société helvétique. Il commence par deux chapitres historiques qui en reprenant l’histoire des musiques populaires depuis les années 1950 permettent une mise en perspective de la situation actuelle dans le temps long. Le 22 chapitre de Christian Steulet dresse un portrait des musiques jazz, puis pop à travers leurs différents lieux de diffusion jusque dans les années 1970. Puis, celui de Pierre Raboud se focalise plus spécifiquement sur les années 1970 aux années 1980 et les événements qui ont amené aux différentes manifestations pour l’obtention de centres culturels pour les jeunes. Les chapitres 3 et 4 traitent plus spécifiquement des enjeux de la musique en suisse au regard des dynamiques migratoires. Sandro Cattacin et Irene Pellegrini montrent l’influence qu’a eue la musique italienne à la fois sur l’intégration des Italiens en Suisse et le paysage musical du pays. Luca Preite revient sur le cas de secondos issus de l’immigration balkanique. En s’appuyant sur le cas du rappeur Baba Uslender, il décrit comment la musique sert d’espace d’expression pour ces jeunes. Les deux chapitres suivants se concentrent plus spécifiquement sur la question du travail musical. Dans leur chapitre, Pierre Bataille et Marc Perrenoud font état des résultats de l’enquête Musicians’ Lives sur les carrières des musicien.ne.s ordinaires en Romandie et la structure du marché du travail musical. De son côté, Nuné Nikoghosian décrit le monde des tribute bands en Suisse et les spécificités de l’engagement professionnel dans cette pratique. Enfin, le dernier chapitre du livre est consacré à la question des pratiques culturelles et de leur inscription dans un paysage culturel local. Loïc Riom cette question à travers les pratiques des spectateurs de musique classique dans une grande ville de Suisse romande. Cet ouvrage pourrait constituer le premier pas vers une mise en commun des travaux en sciences sociales sur la musique en Suisse, nous espérons en tout cas avoir montré l’intérêt d’une telle démarche. BIBLIOGRAPHIE Baym Nancy K (2011), The swedish model : Balancing markets and gifts in the music industry, Popular Communication, 9(1), pp. 22-38. Becker Howard S. 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Depuis un certain temps, les musiques populaires et leur héritage font l’objet de recherches plus systématiques, et une partie des archives audiovisuelles sont restaurées et mises en valeur19. Cette ouverture sur la performance permet d’éclairer différemment un champ d’expression qui a joué un rôle essentiel dans la transmission des traditions musicales en Suisse depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les deux décennies sous revue (1950-1970) sont marquées par une évolution des plateaux, soit les dispositifs scéniques mis à disposition, ainsi que des pratiques des musiciens, tant dans leurs choix de vie que dans leur jeu musical. Partant du fait que la ● 19 Entre autres initiatives, deux des principaux festivals organisés en Suisse mettent leur patrimoine audiovisuel à disposition : le Montreux Jazz Festival (depuis 1967) et le Jazz Festival Willisau (depuis 1975). 28 performance a toujours précédé le récit sur la musique, ma contribution à la journée d’étude « La musique en Suisse sous le regard des sciences sociales » cherche à éclairer quelques changements intervenus entre les « Nuits de Jazz » au début des années 1950, et les concerts labellisés « Super Pop Montreux » au début des années 1970. LA SCENE MUSICALE POPULAIRE ET SON AUTONOMISATION La scène musicale représente un ensemble d’espaces permettant de relocaliser et d’échanger des pratiques au sens où l’entend Will Straw20. Comprise ainsi, une scène ne se limite pas aux frontières stylistiques définies par le marché de la musique et la réception de celle-ci. Chacun des espaces concernés se caractérise par un mode particulier d’interactions qui peuvent parfois mener, selon le contexte et les échanges, à la construction d’une autonomie propre21 . Dans le domaine des musiques populaires, dont les frontières sont floues et qui naissent avec la société de la répétition, ces espaces symbolisent autant de signatures phoniques selon Peter Wicke22. Au départ, les musiques qui y sont jouées ne sont pas forcément celles du plus grand nombre ; elles le deviennent parfois en réunissant les hommes à distance, ● 20 Straw (1991, p. 372) : « A musical scene is that cultural space in which a range of musical practices coexist, interacting with others within a variety of processes of differenciation, and according to widely varying trajectories of change and cross-fertilization. » 21 Matarasso (2005, p. 232) : « Si l’autonomie en tant que telle n’est pas une qualité intrinsèque de l’homme, les dispositifs qui la favorisent jouent un rôle essentiel. » (Traduction de l’allemand par l’auteur). 22 Wicke (2001, p. 13-14) : « C’est précisément cette symbiose entre le son et un entrelacs de processus culturels, économiques et technologiques qui est au cœur même de ce qui est populaire en musique. […] Au plan musical, le résultat est incertain, aléatoire et soumis à des variations incessantes, à la fois hétérogène, ambivalent et contradictoire ». (Traduction de l’allemand par l’auteur.) 29 en favorisant la mobilité sociale ainsi que la construction de nouvelles identités. Partant des orchestres qui se produisent sous l’étiquette « Jazz » pendant la seconde guerre mondiale en Suisse, à la scène des amateurs qui s’épanouit après la fin du conflit, et suivie par le mouvement « Beat » des années 1960, les musiciennes et les musiciens ont conjugué de façon plus ou moins autonome l’héritage musical qui leur a été légué. Quels furent donc les plateaux à disposition, et comment ont-ils évolué ? Ma réflexion s’organise autour de deux photos, l’une prise à Neuchâtel en 1953, l’autre à Montreux en 1970. Photo 1 : Lil Hardin Armstrong, Hôtel Beau-Rivage, 1953. Lil Hardin Armstrong, Nuit de Jazz à l’Hôtel Beau Rivage, Neuchâtel. Photo non datée, probablement automne 1953. Sources : Archive privée Jacques Fleury, Genève. 30 Photo 2 : Led Zeppelin, Casino de Montreux, 1970. Led Zeppelin en concert, Lido du Casino de Montreux, 7 mars 1970. Sources : Photo de Jean-Pierre Leloir. LES MICROCULTURES DU JAZZ À la fin de la décennie 1940, les lieux investis par les jeunes musiciens amateurs sont soit des caves et des cafés, soit des cercles privés. L’on s’y réunit pour marquer sa différence dans les prémisses d’une adolescence plus ou moins rebelle, à l’exemple des « Stenz » (existentialistes) à Zürich. L’itinérant « Trester Club » (1949-1951) est animé par un groupe d’étudiants de l’École des Arts graphiques ; au programme, petits concerts et soirées d’écoute. Le Café Maroc, lieu de rencontre des gymnasiens, fait office de salon de musique et de bourse aux disques. Un premier club plus officiel, le Basin Street Club (1953-1956), ne propose qu’un seul concert hebdomadaire, mais 31 fait office de précieux local de répétition (voir Spoerri, 2005 ; Staub, 2003). À Genève, les émules sont issus du cercle de l’association « Gymnasia », soit un milieu social plutôt aisé. La plupart des rencontres ont lieu dans un cadre privé. Ce terreau voit fleurir plusieurs Hot Clubs, les cercles qui célèbrent le jazz dit « authentique » et mettent sur pied les premières Nuits de Jazz 23 . Organisées à l’improviste, celles-ci n’ont pas laissé de traces. Il est vrai qu’à l’exception de l’Atlantis (Bâle, depuis 1947) et du Café Africana (Zürich, voir ci-dessous), la plupart des plateaux connaissent un destin éphémère, à l’exemple du Cat Club, un dancing reconverti en salle de concert à Genève, d’août 1950 à octobre 1951 (voir Bouru, 2003). Quelques années plus tard, ces échanges musicaux gagnent un peu de visibilité. L’arc jurassien devient un des hauts lieux des Nuits de Jazz, et surtout les villes de Neuchâtel et de La Chaux- de-Fonds. Ce sont des moments de danse et de transmission construits autour de la présence de musiciens afro-américains qui servent de modèles, à l’exemple du Bal du Hot Club de Neuchâtel animé par James Archey & His Riverboat Five à la Salle de la Rotonde à Neuchâtel le 29 novembre 195224. Dans ce contexte, le plateau est plus spacieux, parfois surélevé, et la programmation musicale associe des orchestres locaux et régionaux – jusqu’à huit groupes invités! – à un soliste ou à un orchestre américain. Les salles qui accueillent ces manifestations sont soit des cercles privés, comme le Cercle du Sapin à La ● 23 Ces organisations revendiquent le jazz comme l’art musical des Afro- Américains. Spécifiques à l’Europe de l’après-guerre, elles constituent un réseau permettant à des jeunes issus de milieux sociaux différents de se rencontrer de façon autonome. L’historien anglais Éric Hobsbawm en atteste dans son ouvrage pionnier consacré à la scène du jazz (Newton, 1966). 24 Le sextette de James Archey pratique un jazz instrumental au tempo soutenu. Le répertoire est constitué de standards du jazz dansant (voir p. 45), et l’enregistrement laisse filtrer les sons venant d’un parterre de danseuses et de danseurs. Selon Fleury (2012), il s’agit de la première soirée du genre organisée à Neuchâtel. Les jeunes musiciens amateurs y concilient plaisir et transmission en partageant parfois la scène avec leurs idoles. 32 Chaux-de-Fonds, soit des hôtels ou des casinos. Il s’y déroule un premier mouvement d’autonomisation qui est d’ordre esthétique : le spectacle est vécu au-delà de toute logique marchande – hormis le cachet des vedettes invitées et, de temps à autre, un dédommagement pour les orchestres régionaux. La frontière entre les musiciens professionnels actifs sur le marché des musiques de danse et les musiciens amateurs trace une ligne de fracture très nette. Les conditions de travail des professionnels sont liées au marché de l’hôtellerie et de la restauration 25 . Pour les amateurs, jouer de la musique dite « commerciale » n’entre que rarement en ligne de compte. Outre les Nuits de Jazz, leur rendez-vous annuel est le « Nationales Amateur Jazzfestival Zürich » (1951-1968), le premier du genre organisé en Suisse à l’aide de sponsors, et qui fait l’objet de sélections régionales. Les enregistrements réalisés à cette occasion sur la scène du Cinéma Urban à Zürich montrent que les standards du jazz sont unanimement célébrés. Les orchestres qui concourent ont très peu de temps de jeu, et les lauréats sont choisis par un jury aux postures strictes26. Trouver des plateaux au cadre moins rigide est alors une priorité pour certains musiciens amateurs, qui s’y emploient avec plus ou moins de succès. De par sa longévité (1959-1967), le Café Africana, sis à la Mühlegasse 17, est un des lieux où leurs ● 25 L’Association suisse des Cafés-Concerts, Cabarets, Dancings et Discothèques (ASCO), gère ce marché et fournit des cartes de musicien. Celles et ceux qui donnent des concerts sans ce sésame risquent, selon les cantons, une arrestation pour vagabondage. 26 De 1951 à 1960, ce festival amateur accueille plus de 4000 musiciens (Steulet, 1989). Voici un extrait des recommandations aux musiciens sélectionnés pour la finale lors de l’édition 1965 : « Évitez le “free jazz” et choisissez des thèmes et des rythmes simples qui vous permettront de jouer une musique propre et pleine de swing. Nous tolérons le plagiat, sachant qu’on apprend le mieux en copiant du bon jazz. Adaptez votre objectif à vos aptitudes de façon à livrer une bonne performance. Aucune attitude de “frimeur" ne sera tolérée. » Extrait du programme du festival amateur de jazz de Zürich (traduction de l’allemand par l’auteur). 33 attentes vont être comblées. Son gérant est conscient du pouvoir d’attraction de la musique auprès des jeunes, ainsi que de la situation stratégique de l’établissement au Niederdorf, le quartier chaud de Zürich. Le cadre est intime et la capacité limitée à une centaine de personnes. Un public d’étudiants, de musiciens amateurs et de noctambules s’y croise dans une ambiance décontractée. L’organisation de concerts est attestée depuis le milieu des années 1950. Dès 1959, la décoration est revue sur un mode exotique (boiseries, peintures et masques africains) ; une petite scène munie d’un léger cadre en bambou est organisée de plain-pied au centre du café. Le gérant propose dès lors une programmation musicale quotidienne27. Photo 3 : L’intérieur du Café Africana Café Africana, Zürich, avec les « Blue Notes » de Chris McGregor sur scène. Sources : Photo non datée de Art Ringger, probablement décembre 1964. ● 27 Concerts ou jam-sessions entre 12h et 14h, la tête d’affiche jouant entre 17h et 19h, puis de 21h30 à minuit. De 19h à 21h, la scène est ouverte à un groupe local – soit plus de six heures de musique par jour. Des matinées dansantes ont lieu le dimanche. 34 Ce plateau accueille en tête d’affiche des musiciens afro- américains, notamment les pianistes et chanteurs Joe Turner et « Champion Jack » Dupree, puis de 1962 à 1965 une diaspora sud-africaine dont l’esthétique musicale frappe les esprits : le pianiste Dollar Brand et le sextette « The Blue Notes »28. Un des seuls enregistrements réalisés à l’Africana et sauvegardés de nos jours documente une performance du trio de Dollar Brand (voir p. 45), dont le répertoire est constitué d’un mélange de compositions originales que Dollar Brand avaient écrites pour les « Jazz Epistles » en Afrique du Sud, d’un hymne polyphonique, et de standards du jazz. Parmi les mélomanes et les musiciens amateurs, personne ne connaissait alors l’existence d’une scène musicale sud-africaine dont le regard posé sur la tradition du jazz différait profondément du leur. Pour la pianiste Irène Schweizer en particulier, cette découverte fut un choc29. Un autre élément déterminant est la latitude accordée par le gérant à un groupe de musiciens locaux pour organiser les concerts et les échanges quotidiens avant la « vedette » du soir. Le clarinettiste et pianiste Remo Rau se consacrent dès lors à fédérer un réseau de musiciens zurichois autour de ces événements. Ce sont donc aussi bien le mode d’organisation de concerts que le répertoire joué qui vont évoluer durant ces années. Corollaire de ces évolutions, une partie de ces musiciens opère des choix importants à partir de 1965 30 . Ce second ● 28 Orchestre multiracial réunissant Chris McGregor (piano), Mongezi Feza (trompette), Dudu Pukwana et Nick Moyake (saxophones), Johnny Dyani (contrebasse) et Louis Moholo (batterie). 29 Selon Broecking (2016, p. 51-58), elle constate un changement de paradigme dans les performances des musiciens sud-africains exilés à Zürich, dont les compositions personnelles et la façon d’interpréter les standards du jazz doivent beaucoup à l’art vocal et aux traditions religieuses de leur pays d’origine. 30 Parmi eux, Remo Rau (1927-1987) développe une activité pédagogique et de conférencier ; Bruno Spoerri (1936) expérimente la musique électronique et ouvre un studio de production ; Hans Kennel (1939) 35 mouvement d’autonomisation n’est plus seulement esthétique, mais économique et social. S’il préfigure les évolutions à venir, il constitue encore un secret bien gardé. L’ESSOR DE LA POP Il manquait un plateau à la fois plus visible et plus spacieux pour dévoiler ce qui se tramait ainsi sous le couvercle du jazz. La création du Montreux Jazz Festival en 1967 vient combler cette lacune, même si l’association Circolo del Jazz s’était déjà lancée dans une aventure similaire à Lugano31. Alors que le festival de Lugano s’inscrivait encore dans le cadre non marchand typique des microcultures du jazz, le festival de Montreux connaît une transformation exemplaire, grâce à l’autonomie gagnée en termes de finances et de programmation musicale par son principal artisan Claude Nobs. Au départ, la programmation du festival repose pour l’essentiel sur un concours d’orchestres européens de jazz organisé par Radio-Lausanne en collaboration avec l’Union européenne de radiodiffusion. En 1972, le Montreux Jazz Festival est déjà devenu l’un des principaux rendez-vous des musiques populaires en Europe. Ce développement rapide est emblématique de la construction d’une culture pop au sens où l’entend Richard Mémeteau32. Il s’agit d’une liberté gagnée non ●● participe à des projets de fusion avec le rock puis la musique traditionnelle suisse ; Beat Kennel (1945) fonde l’organisation Bazillus, un des piliers de la scène musicale zurichoise jusqu’en 2013 ; Irène Schweizer (1940) entame une pérégrination musicale qui lui ouvre la porte des foyers européens du free jazz. 31 Avec deux ou trois soirées de concert au Kursaal de Lugano, le Festival Internazionale del Jazz di Lugano est le premier du genre en Suisse. Organisé sur une base bénévole de 1962 à 1969, il est lié à la scène italienne du jazz et reste peu connu au nord des Alpes. 32 Mémeteau (2014, p. 17) : « C’est parce qu’on est capable de liberté avec sa culture initiale qu’on peut acquérir une aussi grande liberté avec la culture majoritaire. Cantonner à l’exotisme figé les différentes minorités, c’est leur dénier cette liberté première qui ouvre à une réappropriation 36 seulement dans l’interprétation des répertoires par les musiciens, mais aussi dans la conception des plateaux et de leur promotion. La transcription des performances musicales sur un support audio, puis audiovisuel, pensée dès le début comme une partie intégrante de la manifestation, représente ici un changement de paradigme. Le Montreux Jazz Festival résulte de la conjonction de plusieurs initiatives. Il y a au départ la volonté de l’Office du tourisme de Montreux, dirigé alors par Raymond Jaussi, de donner une envergure nouvelle à sa commune et à la région. La télévision et les radios de Suisse romande en sont les partenaires privilégiés, grâce au « Montreux Television Symposium and Rose d’Or », dont la première édition a lieu en 196133. Engagé dans ce cadre par l’Office du tourisme, Claude Nobs y conjugue sa passion pour les musiques populaires et son talent d’organisateur. Suite à la rencontre de Willy Leiser, animateur de l’émission « Au pays du blues et du gospel » à Radio-Lausanne, il met sur pied à partir de 1962 des concerts de blues, notamment au Pavillon du Montreux Palace ou au Lido du Casino de Montreux. Cette découverte de l’héritage musical afro-américain à travers la présence sur scène des musiciens de blues a joué un rôle essentiel. Alors que les premières éditions du festival se concentrent sur le jazz contemporain, les autres performances proposées durant l’année dans différentes salles de concert sont réunies sous l’appellation Super Pop depuis 1969, puis Super Pop Montreux à partir de 197234. Le concert donné par Led Zeppelin ●● possible, et c’est leur dénier finalement le droit de redessiner les contours de cette même culture majoritaire. » 33 Créée à l’initiative de Marcel Bezençon, directeur de Radio-Lausanne puis de la SSR et président de l’Union européenne de radio-télévision, la Rose d’Or est organisée à Montreux par la Télévision Suisse Romande jusqu’en 2004. 34 Les concerts labellisés « Super Pop Montreux » ont parfois lieu dans de plus grandes salles de concert en Suisse, et sont organisés en collaboration avec l’agence de concert « Good News », créée en 1970 à Zürich. La 37 au Lido du Casino de Montreux le 7 mars 1970 représente ainsi un des moments charnières de l’essor de la pop, de par son écho médiatique et l’aura dont bénéficie déjà le groupe. Le répertoire de cette performance propose un mélange de standards du rhythm’n’blues et d’originaux laissant une place prépondérante aux improvisations jouées à haut volume (voir p. 46). Le plateau en demi-cercle légèrement surélevé du Lido, a fourni durant ces années un cadre idéal à la rencontre de musiciens aux esthétiques et aux horizons différents. Conçu dans le style Belle Époque en 1881, l’espace est luxueux dans sa configuration d’origine ; sans places assises, il se transforme en salle de concert d’une capacité de deux mille personnes. Son confort d’écoute est similaire à celui d’un grand casino, tout en garantissant une intimité propice à l’attention collective. C’est ici que se déroulent les premières éditions du Montreux Jazz Festival, ainsi que d’autres concerts, jusqu’à l’incendie qui éclate durant la performance de Frank Zappa le 6 décembre 1971. Ayant reçu carte blanche de son employeur dans son travail de construction de l’autonomie de la scène, Claude Nobs va constituer en quelques années un réseau unique en son genre soit, avec la Rose d’Or, les radios et télévisions suisses et européennes ; et en relation avec Willy Leiser, l’agence Lippmann + Rau qui organise depuis 1961 l’American Folk Blues Festival dont elle enregistre et publie de nombreux concerts. De plus, suite à deux voyages en Italie en 1965 et 1966, des liens directs sont établis avec les principaux promoteurs et labels actifs dans le jazz, la soul et le rhythm’n’blues35. Ce réseau lui permet de ●● programmation fait la part belle à la scène anglaise de la pop et du rock, selon le site www.montreuxmusic.com (consulté le 16 juin 2016). 35 Nesuhi Ertegun, directeur du label Atlantic Records, George Wein, directeur du Newport Jazz Festival, ainsi que Bill Graham, manageur des salles de concert Fillmore East à New York et Fillmore West à San Francisco. À ceux-ci s’ajoute Norman Granz, directeur de Jazz at the Philharmonic, le principal impresario du jazz américain, qui s’était établi à Lugano en 1959. Dans ses mémoires (Nobs et Richardson, 2007), Claude 38 cibler une nouvelle frange du public tout en resserrant ses liens avec l’industrie du disque, qui connaît alors une phase accélérée d’intégration verticale. Claude Nobs devient ainsi en 1973 directeur de la section suisse de Warner Elektra Asylum, le consortium qui occupe désormais une position dominante sur le marché mondial de la musique enregistrée36. Le début de la décennie 1970 marque ainsi la transition entre un secteur non marchand, tel que le festival était conçu à l’origine, et le nouveau marché mondial des musiques populaires dont la ville de Montreux devient un des points d’échange et de rencontre. Les concerts labellisés Super Pop Montreux représentent le pivot de cette transition, avec un impact durable sur la conception du festival en tant qu’événement. Dès 1972, année qui marque l’abandon du concours d’orchestres européens, le Montreux Jazz Festival met en scène les principaux artistes actualisant la tradition musicale afro-américaine au-delà de toute frontière stylistique37. LES MOUVEMENTS DE REAPPROPRIATION Des microcultures du jazz à l’essor de la pop, trois évolutions en apparence contradictoires contribuent à reconfigurer la scène des musiques populaires en Suisse. Dès la fin des années 1950, les ●● Nobs rend hommage aux protagonistes de ce développement, et en particulier à Raymond Jaussi. 36 Selon la biographie officielle de Caude Nobs sur le site www.claudenobsfondation.com (consulté le 14 juin 2016). La phase d’intégration verticale du marché du disque débute en 1968 déjà avec le rachat d’Atlantic Records par Warner Music. Selon Peterson et Berger (1975), les leaders du marché deviennent durant ces années des multinationales dans lesquelles la musique n’est qu’un secteur parmi d’autres, et qui produisent deux tiers des succès discographiques. 37 Le terme « Jazz » disparaît de l’affiche en 1976 pour intégrer le logo officiel « Montreux Jazz ». Il sera réintégré en 1979, année à partir de laquelle l’appellation de la manifestation se stabilise en « Festival International de Jazz ». 39 rares musiciens de jazz qui souhaitent vivre de leur pratique musicale s’exilent sur d’autres scènes en Suisse ou en Europe. À partir de 1962, le mouvement « Beat » voit fleurir un nombre considérable de petits groupes qui s’emploient à relocaliser la scène en communiant avec leurs auditeurs au son d’instruments électriques. À la fin des années 1960, les musiciens de jazz fondent des écoles qui proposent une alternative dans la transmission. Quant au paysage médiatique, il est marqué par un important développement des télévisions et radios nationales, qui jouent un rôle prépondérant de quadrillage du territoire, et s’impliquent parfois – à l’exemple du Montreux Jazz Festival – dans l’émergence d’une nouvelle scène dont elles enregistrent les concerts. Les plateaux investis par le mouvement « Beat », qui traverse la Suisse d’ouest en est à partir de son foyer français, sont similaires à ceux des microcultures du jazz une décennie auparavant, soit des caves et des cafés, ainsi que parfois des centres de loisirs. Ainsi, le plateau mis en place à Zürich de 1965 à 1967 au Café Pony de la Rämistrasse, ressemble à celui de l’Africana : un lieu sans alcool où le public est assis autour de musicien jouant de plain-pied. La différence réside toutefois dans la rapidité avec laquelle une partie de ces musiciens se professionnalisent. En quelques années s’établissent des promoteurs qui proposent des soirées de festival réunissant de nombreux groupes locaux et parfois étrangers38. La plupart des musiciens sont autodidactes ; ils apprennent en écoutant les nouveaux standards populaires de Bob Dylan, des Beatles et des autres artistes qui éclipsent, sur le marché du disque, les stars de l’après-guerre. Ces nouvelles étoiles du folk et de la pop ne jouant quasiment jamais en Suisse et leurs disques étant encore difficiles à obtenir, l’exercice du « covering » bat son plein. ● 38 Selon Mumenthaler (2001) et Helbling (2013), ces événements deviennent réguliers à Zürich à partir de la fin 1964, et certains jeunes musiciens abandonnent leur apprentissage pour s’établir comme professionnels. 40 L’attitude et le langage corporel priment au départ sur la musique. Les premiers à se démarquer sur ce plan sont « Les Aiglons », quintette d’adolescents lausannois dont la musique instrumentale et originale représente une des attractions à l’Exposition nationale de 1964 et du concours de la Rose d’Or la même année (Schlatter, 1984, p. 65-114). Dès 1967, la métamorphose du mouvement « Beat » en scène autonome et semi-professionnelle est achevée. Les étiquettes vont rapidement changer, et certains musiciens se démarquer par une approche plus expérimentale du répertoire39. Il s’agit d’un parcours comparable à celui vécu par certains musiciens de jazz, et une partie de ces deux scènes va d’ailleurs bientôt se rencontrer et échanger. Cette transition vers le rock et la pop dispose aussi d’un nouveau média, Pop – Die Zeitschrift für uns, le premier du genre en Suisse. La petite équipe rédactionnelle en charge de ce mensuel fait le pari que la musique écoutée par les jeunes représente plus qu’une mode passagère. Elle entreprend de la documenter en ciblant les performances musicales et les changements sociaux.40. Les quelques musiciens de jazz qui deviennent professionnels empruntent pour leur part des chemins différents durant la décennie 1960. Certains commencent à travailler dans d’autres disciplines – principalement le théâtre – ou trouvent des ● 39 Kurt « Düde » Dürst, le batteur du groupe de beat le plus connu en Suisse alémanique – Les Sauterelles – fonde en 1968 à Zürich le quintette Krokodil, dont le rock instrumental (considéré aujourd’hui comme pionnier du mouvement « Krautrock ») va figurer à l’affiche de Super Pop Montreux et des festivals qui se développent en Allemagne. 40 Édité de mars 1966 à juin 1980 dans un format plutôt luxueux et financé par la publicité, le mensuel est un mélange entre Melody Maker et Salut les Copains. Dans son premier éditorial, le rédacteur en chef Jürg Marquard écrit ceci : « Voici POP, le mensuel que nous avons attendus si longtemps, le mensuel dans lequel les jeunes sont vraiment entre eux. […] Nous aussi sommes jeunes et partageons les mêmes intérêts et les mêmes soucis que vous. » (Traduction de l’allemand par l’auteur.) Disponible à la Bibliothèque Nationale suisse, cote Pq 11693 Res. 41 engagements dans les orchestres de divertissement des radios. D’autres s’établissent à l’étranger, comme le batteur Daniel Humair à Paris, ou mènent une vie itinérante qui concilie des périodes de travail alimentaire et d’autres consacrées aux tournées musicales. Leur recherche de nouveaux plateaux a pour point commun un affranchissement du répertoire traditionnel par des approches personnelles de la composition et de l’improvisation. Le mouvement du « free jazz » européen en représente l’aboutissement au plan musical à partir de 1966, avec une soif d’expérimentation qui, selon les contextes nationaux, doit plus au refus des frontières stylistiques qu’aux rébellions politiques41 . Souvent mis à mal par la critique, ces musiciens quittent les plateaux réservés au jazz et jouent le plus souvent dans de petits théâtres ou des festivals. Les premières écoles de jazz, dont les cursus encore peu formalisés reposent sur les modèles didactiques américains, proposent des lieux d’échange et de rencontre au moment précis où les microcultures du jazz sont en panne de lieux d’expression. Ainsi, la première du genre en Suisse investit des locaux dans un des centres de loisirs de la « COOP-Genossenschaft » 42 . La transmission orale y figure au premier plan, et le modèle bernois fera des émules dans la plupart des autres villes suisses au cours de la décennie 1970, cette alternative pédagogique remportant un succès croissant. L’autonomisation de la scène jazz est donc marquée par des processus d’individuation artistique et une forte diversification des activités. ● 41 Saladin (2012, p. 14) : « L’improvisation libre se révélant comme une pratique, certes dans l’esprit du temps, mais aussi où l’appartenance à une catégorie ou à un genre musical spécifiques semblait moins importante que l’investigation sonore promise. » 42 Créée en 1967, la Swiss Jazz School devient autonome en 1972. Elle intègre la Haute École des Arts de Berne en 2003. Selon le site www.sjs.ch (consulté le 28 mai 2017). 42 VERS L’INSUBORDINATION La scène musicale populaire ne s’est pas transformée de fond en comble durant la période évoquée, car la majorité de ses espaces sont restés tributaires du marché de l’hôtellerie et de la restauration. Le principal changement me semble concerner l’autonomie des personnes en charge des plateaux, qui étaient souvent des musiciens cumulant les fonctions de concertiste et d’organisateur. Ce sont eux qui se constituent durant les années 1970 en associations ou en coopératives, inaugurant des formats qui ont fini par devenir majoritaires dans le paysage culturel contemporain. La création le 1er février 1975 à Zürich de la Coopérative de Musiciens Suisses en est le premier exemple sur un plan national43 ; elle fait suite à une floraison d’initiatives locales qui militent toutes pour l’accès à de nouveaux plateaux de concert et locaux de répétition. Il est frappant de constater que les plateaux qui ont gagné en audience et en visibilité étaient tous situés à la périphérie des centres urbains. Ce qui se joua à Montreux n’a pas eu lieu – ou plus tard seulement à Genève, à Lausanne ou à Zürich. Dans un pays encore fortement cloisonné socialement et conservateur sur un plan culturel et politique, les autorités des villes ont résisté à l’émergence de musiques qui, à leurs yeux, véhiculaient un « péril jeune ». S’il existait une critique spécialisée en jazz dès la fin des années 1950, les concerts de beat, de pop et de rock organisés quelques années plus tard dans les centres urbains n’ont intéressé les médias qu’au travers des débordements, réels ou supposés, d’un jeune public44. ● 43 La CMS est en fait une association qui réunit plusieurs centaines de musiciens et d’organisations issus du jazz, du rock et de la musique contemporaine autour d’un programme d’autonomisation de la scène et de reconnaissance des musiques d’improvisation dans la pédagogie musicale. 44 Ceci est particulièrement sensible lors du concert des Rolling Stones le 14 avril 1967 au Hallenstadion de Zürich, puis dans la même salle lors du festival « Monsterkonzert » organisé les 30 et 31 mai 1968, avec notamment Jimi Hendrix à l’affiche. Dans son compte-rendu du 4 juin 1968, la Neue 43 Les mouvements de réappropriation continuent donc durant la décennie 1970, et se soldent par une floraison de festivals de jazz, de folk et de rock organisés le plus souvent à l’improviste. Ils ont lieu dans de petites villes ou des villages45. Ces endroits n’étaient pas forcément moins conservateurs que les centres urbains, mais l’organisation d’une manifestation s’y heurtait à une résistance moins affirmée face à ce qui était encore considéré comme une contre-culture par les autorités. Les villes, pour leur part, n’offraient pas encore de marge suffisante en termes d’autonomie. Et c’est précisément dans la revendication de scènes autonomes, ainsi que le rejet des logiques marchandes appliquées à la culture, que la rébellion d’une nouvelle génération y éclate dès 1980, à Zürich, à Berne et à Lausanne principalement, marquant à la fois un aboutissement et le début d’un nouveau cycle46. ●● Zürcher Zeitung détaille les événements qui ont suivi les concerts du 31 mai. L’article se conclut ainsi : « On peut se demander pourquoi la police a été si réservée dans son utilisation des canons à eau. […] En effet, ceux-ci permettent d’abord d’éviter tout contact entre policiers et manifestants, ce qui prévient d’éventuels actes de revanche. Ensuite, l’eau a l’avantage de refroidir les esprits : lorsque vos pantalons sont mouillés, vous n’avez plus de plaisir à vandaliser les rues de la ville pendant le reste de la nuit. » (Traduction de l’allemand par l’auteur.) 45 Liste non exhaustive : à Zoug, un premier grand festival open air en août 1970 ; à Sapinhaut sur la commune de Saxon (VS), un festival folk de 1971 à 1976 ; à Augst (AG) de 1973 à 1986 un festival de jazz, de rock et de pop qui accueille un tremplin national ; à Mettlen (GL), un festival open air de 1975 à 1977 ; à Renens (VD), un festival de jazz en septembre 1975 ; la même année à Willisau, la première édition du festival international de jazz ; à Nyon en 1976 un festival de jazz (qui dure jusqu’en 1984) et la première édition du « First Folk Festival » qui allait devenir « Nyon Folk Festival » puis « Paléo ». 46 Voir chapitre suivant de Pierre Raboud. 44 BIBLIOGRAPHIE Bouru Pierre (2003), Le bonheur était dans le jazz, Genève : Slatkine. 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In : Wicke Peter (Éd.), Rock- und Popmusik. Handbuch der Musik im 20 : Jahrhundert, Laaber : Laaber, pp. 13-69. 45 PERFORMANCES MUSICALES 1. BAL DU HOT CLUB DE NEUCHÂTEL, 28 NOVEMBRE 1952 Répertoire de James Archey & His Riverboat Five : Clarinet Marmelade (Shield, Larry & Ragas, Henry) ; Sister Kate (Wil- liams, Clarence & Piron, Armand) ; Honeysuckle Rose (Waller, Thomas & Razaf, Andy) ; Beal Street Blues (Handy, William Christopher) ; Jada (Carleton, Bob) ; Muskrat Ramble (Ory, Kid) ; Dippermouth Blues (Oliver, Joseph) ; Basin Street Blues (Williams, Spencer) ; Fidgety Feet (LaRocca, Nick & Shields, Larry) ; The Mooche (Ellington Edward Kennedy & Mills, Irving) ; Caravan (Ellington Edward Kennedy, Tizol, Juan & Mills, Irving) ; 12th Street Rag (Bowman, Euday L.) ; Bugle Call Rag (Pettis, Jack, Meyers, Billy & Schoebel, Elmer) ; Benny’s Blues (Goodman, Benjamin David) ; China Boy (Boutelje, Phil & Winfree, Dick) ; St. James Infirmary (Trad.) ; The World Is Waiting For The Sunrise (Lockhart, Gene) ; Ain’t Misbehavin’ (Waller, Thomas, Brooks, Harry & Razaf, Andy) ; King Porter Stomp (LaMothe, Ferdinand Jo- seph, alias « Jelly Roll Morton ») ; Limehouse Blues (Braham, Philip & Furber, Douglas) ; Heebie Jeebie (Atkins, Boyd) ; Tiger Rag (Original Dixieland Jazz Band). 2. CAFÉ AFRICANA (NON DATÉ, PROBABLEMENT PRINTEMPS 1963) Répertoire de Dollar Brand Trio : Honey (Brand, Adolph Johannes) ; The trial (Brand, Adolph Johan- nes) ; Vary OO Vum (Brand, Adolph Johannes) ; Hymn – Work, for the night is coming (Mason, Lowell & Walker Coghill, Anna Louisa) ; We see (Monk, Thelonious) ; I won’t cry anymore (Wise, Fred & Frisch, Al) ; A night in Tunisia (Gillespie, John Birks) ; Always true to you in my fashion (Porter, Cole) ; The touch of your lips (Noble, Ray) ; Blue Monk (Monk, Thelonious) ; Brilliant Corners (Monk, Theloni- ous) ; All alone (Berlin, Irving) ; Waya Wa Egoli (Brand, Adolph Jo- hannes). 46 3. CASINO DE MONTREUX, 7 MARS 1970 Répertoire de Led Zeppelin : We’re Gonna Groove (King, Ben E. & Bethea, James) ; I Can’t Quit You Baby (Dixon, Willie) ; Dazed and Confused (Page, Jimmy) ; Heartbreaker (Led Zeppelin) ; White Summer (Page, Jimmy) ; Black Mountainside (46llés.) ; Since I’ve Been Loving You (Blunstone, Colin Edward) ; Thank You (Page, Jimmy & Plant, Robert) ; What Is and What Should Never Be (Page, Jimmy & Plant, Robert) ; Moby Dick (Page, Jimmy, Jones, John Paul & Bonham, John) ; How Many More Times (Page, Jimmy, Jones, John Paul & Bonham, John) ; Medley 46llés. Boogie Chillen’, Bottle Up ‘n Go, My Baby Left Me, Jenny Jenny & Lemon Song – tous standards du rhythm’n’blues) ; Whole Lotta Love (Led Zeppelin & Dixon, Willie) ; Communication Breakdown (Page, Jimmy, Jones, John Paul & Bonham, John). 47 L’HIVER DES MUSIQUES JEUNES : LA SUISSE AVANT LA POP (1960-1983) par Pierre Raboud Lorsque les musiques jeunes ou actuelles suisses sont abordées dans le discours médiatique ou institutionnel, c’est souvent pour en vanter la richesse, l’hétérogénéité ou l’inventivité. L’Office fédéral de la culture a ainsi décidé de donner le premier Grand prix suisse de musique à Franz Treichler des Young Gods en 2014, puis de décerner ce prix à Sophie Hunger en 2016 pour la troisième édition, soulignant à la fois la qualité de ce type de productions musicales en Suisse et la volonté institutionnelle de les mettre en valeur. Cette richesse peut d’autre part être observée dans le nombre élevé de salles et de festivals ; l’annuaire des clubs constitué par l’association Petzi, qui fédère les clubs de musiques actuelles, comptabilise ainsi huitante salles présentes en Suisse en 2010 : le nombre total est plus important, les clubs non membres de l’association, comme des structures commerciales ou des associations de petite taille, en étant exclus. La fréquence des pratiques populaires d’instrument de musique constitue également un élément remarquable (OFS, 2011). On peut enfin mentionner la votation de 2012 en faveur de la formation musicale acceptée à 72,7%47. Mais cette médiatisation fréquente et cette promotion institutionnelle de la situation actuelle méconnaissent souvent le développement initial de ces pratiques musicales en Suisse. En effet, le caractère étonnant de la profusion actuelle, plutôt que ● 47 https://www.admin.ch/ch/f/pore/va/20120923/, (consulté le 23 août 2017). 48 d’être relatif à la taille réduite du pays souvent mentionnée, se situe davantage dans un ordre chronologique. En effet, avant l’ère de la pop, les musiques jeunes vivaient un hiver rude. Cet article souhaite ainsi offrir un regard historique sur le développement des musiques jeunes en Suisse. Il montre, dans un premier temps, comment les premières scènes ont d’abord fait face à une situation qui leur était largement défavorable. Ce type de pratiques musicales (qu’il s’agisse de monter un groupe ou de se rendre à un concert) a dû en effet commencer par affronter de nombreux obstacles au sein de la société helvétique. Seront évoquées ensuite les stratégies mises en place pour tenter de faire évoluer cette situation qui ont rendu possible la transformation effective du décor des scènes musicales jeunes en Suisse à partir de la moitié des années 1980, désigné ici comme le début de l’ère de la pop. Nous reviendrons au terme de l’article sur ce que nous entendons ici à travers la notion de « pop ». Ce questionnement se situe dans une perspective de recherche historique et fait appel à un matériau empirique protéiforme, se basant sur des archives concernant aussi bien l’organisation de l’espace urbain (nombre et nature des espaces dévolus aux musiques jeunes), que celles relatives aux modes de production (labels actifs dans la distribution et l’enregistrement), tout en faisant appel à des témoignages présents dans les différents fanzines ou recueils. Ces dernières données permettent un accès au ressenti des différents acteurs des musiques jeunes par rapport à leurs pratiques durant cette période. À partir de ces observations, nous montrerons comment musiciens et auditeurs tentent de développer leurs pratiques dans les conditions propres à la situation helvétique, et dégagerons les pistes interprétatives qui peuvent permettre de comprendre les raisons historiques de cette spécificité du développement des musiques jeunes en Suisse. En termes de période, cet article convoque des éléments allant des prémices de ces pratiques musicales jusqu’à leur expansion, mais se concentre essentiellement sur les années 1977-82, qui constituent, comme nous le verrons, des années charnières tant au niveau du développement des pratiques que des structures liées à cette scène. 49 LES MUSIQUES JEUNES, UNE SCENE A PART ? Avant d’aborder ces aspects, il est nécessaire de préciser deux notions indispensables pour comprendre historiquement les pratiques musicales et leur mode d’organisation : scène et cultures jeunes. Le terme de scène a été conceptualisé par le spécialiste des médias Will Straw pour désigner l’espace social dans lequel se réunissent les différents acteurs d’un même mouvement culturel : « Les scènes émergent du fait du surplus de sociabilité qui accompagne la poursuite d’intérêts particuliers, ou qui nourrit l’innovation et l’expérimentation au sein de la vie culturelle des villes48 » (Straw, 2004, p. 412). Il s’agit d’un regroupement social d’acteurs autour d’activités culturelles, en fonction de différents aspects comme la localisation, le type de productions culturelles ou encore les activités sociales pratiquées. La scène ne constitue pas un espace aux frontières fermées, ses délimitations sont mouvantes et les individus peuvent y rentrer ou en ressortir sans difficulté. La scène, pour exister, a besoin d’un territoire social dans lequel s’exprimer. Elle représente l’unité qui réunit différentes personnes et se concrétise dans des rites (concerts joués et vécus, rencontres, etc.) et des infrastructures (lieux, label et imprimés). Pour désigner le type de mouvement culturel qui sera analysé dans cet article, nous utilisons l’expression de cultures jeunes, ceci à la fois pour inscrire ces pratiques musicales dans des processus culturels transnationaux historiquement situés, et préserver leur caractère hétérogène. Les cultures jeunes se sont développées dans l’Après-Seconde Guerre mondiale dans une période qui se caractérise par une indépendance plus forte et de plus longue durée attribuée aux individus jeunes, que lors des époques précédentes. En effet, du fait notamment du développement des médias, de l’industrie culturelle et des différents besoins de personnel formé, l’éducation connut une croissance importante, ● 48 « Scenes emerge from the excesses of sociability that surround the pursuit of interests, or which fuel ongoing innovation and experimentation within the cultural life of cities. » (Traduction de l’auteur.) 50 rendue également possible par la croissance économique (Siegfried, 2007, p. 55-61). Le pouvoir d’achat de cette catégorie augmente également de façon prononcée avec la généralisation de la pratique de l’argent de poche. Si la question de la qualité des métiers qui sont offerts aux jeunes à ce moment-là fut l’objet de critiques, le plein emploi garantissait une situation de sécurité financière pour la majorité (Gillis, 1981, p. 204). Ces éléments font de la jeunesse un groupe indépendant et spécifique dans l’Après Seconde Guerre mondiale. Par la culture jeune, il s’agit de plus de se distinguer de la société adulte. Cette culture représente un nouveau marché de plus en plus important et influent, autour de vêtements, de disques ou d’autres formes de loisirs, dont l’impact sur la société est majeur (Sirinelli, 2008, p. 5). L’indépendance et le nouveau pouvoir financier de cette jeunesse impliquent à la fois une capacité à acheter des produits qui lui correspondent et, en retour, que certaines entreprises tentent de faire du profit en se profilant sur ce nouveau marché. Cette importance de la dimension culturelle au sein du marché destiné aux jeunes s’explique d’autre part par le fort développement de l’industrie des loisirs (Clarke, Hall, et al., 1976, p. 17). À noter qu’au sein de cette culture jeune, la musique occupe le premier rôle. La jeunesse des années 60-70 commence à se définir principalement à travers la musique, et ceci dès le rock’n’roll (Siegdried, 2007, p. 109). Ainsi c’est par ce type de consommation que la jeunesse diffère des personnes plus âgées. En 1976, écouter de la musique était classé comme première activité de loisir par 70% des jeunes de 17 à 23 ans en Italie, Italie et Italie, bien avant la télévision et les sorties (Wicke, 2007, p. 115). Ces éléments se retrouvent dans les différents pays occidentaux et également en Suisse, qui Italie elle aussi une augmentation de l’éducation secondaire et est touchée par ces mouvements et modes culturels qui se développent au niveau transnational, le nombre d’échanges de produits culturels croissant chaque année (Tournès, 2008). Au-delà de ces développements internationaux et historiques, l’expression de « musiques jeunes » s’avère pertinente pour 51 aborder les scènes en question en Suisse. Dans ce pays, les différents genres musicaux pouvant être désignés par cette expression (rock, jazz, reggae, etc.) collaborent régulièrement, sans que les genres constituent des frontières strictes. Les frontières entre styles sont parfois ténues en Suisse dans les années 60-90, où les différentes musiques jeunes (rock, jazz, reggae puis punk et électro) cohabitent. Cette expression permet donc d’aborder ces pratiques en respectant ce caractère hétérogène, qui est particulièrement fort dans le cas helvétique. C’est peut-être l’aspect restreint en termes de taille de cette scène qui permet en partie d’expliquer cette spécificité. UN HIVER FROID COMME LA BANQUISE Si les musiques jeunes apparaissent bien en Suisse dès les années 1960, leur public reste souvent relativement restreint et elles ne débouchent pas sur la mise en place d’infrastructure. On peut ainsi mentionner des premières formations au succès précoce comme les Faux Frères ou les Aiglons, ces derniers groupes s’inscrivant dans le boom de la culture yéyé, se produisant dans l’émission phare du rock francophone « Age tendre et tête de bois ». Dans leur sillage, plusieurs groupes se forment, tandis que des premiers lieux ou festivals se mettent en place (Horner, 2013, voir également chapitre de Steulet dans cet ouvrage). La Suisse participe également à la décennie contre-culturelle avec des mobilisations diverses au sein de la jeunesse (Schaufelbühl, 2009). Si la culture y joue un rôle important, il est à noter qu’en Suisse on observe peu de convergences entre ces contestations des années 1960 et le domaine musical (Horner, 2013, p. 28), le théâtre jouant davantage le rôle de pôle de création contestataire, avec notamment la venue du Living Theatre à Genève à la fin des années 1960. Malgré ces différents éléments, tant les relatifs succès commerciaux que la présence d’un milieu contestataire créatif, aucune infrastructure spécifique (label ou lieu de concert) n’est développée en Suisse pendant ces décennies, les différents 52 groupes devant se contenter de lieux éphémères et destinés prioritairement à d’autres usages, comme des cafés ou de salles de fête. Le développement de ces marchés ne débouche alors que sur des grands complexes destinés à accueillir les tournées de stars internationales. Les festivals, tel que Paléo, apparaissent bien, mais restent des initiatives, relativement petites à l’époque, ne durant que quelques jours et n’offrant donc pas la structure stable nécessaire pour construire une scène sur la durée. Si on parcourt l’annuaire des salles de concert constitué par l’association Petzi, on observe que parmi les 80 salles présentes en Suisse, seuls trois existaient avant 1980. Marc Ridet, directeur de la Fondation romande pour la chanson et les musiques actuelles (FCMA), explique ainsi qu’« Il n’y avait rien. Par exemple, dans les années 60, les Aiglons devaient aller à Paris s’ils voulaient jouer »49. Dans leur préface à Heute und Danach, livre revenant sur les scènes musicales underground en Suisse dans les années 80, Lurker Grand et André P. Tschan, tous deux acteurs de la scène punk zurichoise de l’époque, abondent dans le même sens : « la culture jeune, on ne savait pas ce que c’était, et on pouvait compter les espaces de liberté dont disposaient les jeunes sur les doigts d’une seule main. » (Grand et Tschan, 2011, p. 5) Même en se concentrant sur les plus grandes villes de Suisse, les infrastructures destinées aux cultures jeunes apparaissent comme dérisoires. La ville de Zürich possède bien un club destiné aux musiques jeunes, le club Hey, mais ce dernier est une discothèque et des concerts ne peuvent y être organisés que rarement. Le Drahtschmidli permet également l’organisation de concerts ponctuels ; un par mois est ainsi organisé par Low Budget, mais il ferme en septembre 1980 50 . Les plus grands événements, comme les festivals, sont dans un premier temps ● 49 Rapport des Assises des musiques actuelles, p.11, disponible en ligne : http://www.fcma.ch/rapport-des-assises-des-musiques-actuelles, (consulté le 14 février 2017). 50 Swisswave, 2, 1980, SOZA, Fonds Dokumentation 80er Jugendunruhen Deutschschweiz, 201.209.4 Diverses Zürich 1980-1992. 53 acceptés au Volkhaus avant de se voir eux aussi refusés. Genève se démarque par une plus grande ouverture à ce type de culture et de concerts, notamment par une plus grande tolérance vis-à- vis de l’utilisation des salles communales et de l’existence des squats. Le Conseiller d’État Olivier Second y promeut une politique reconnaissant la nécessité de comprendre les demandes des jeunes, de leur faire confiance et de leur donner des moyens (Togni, 2013, p. 21). Ainsi dès 1977, la ville met à disposition le Bois de la Bâtie pour la tenue d’un festival contre-culturel ; puis en 1979, l’affectation de la nouvelle salle du Palladium s’ouvre à la tenue de concerts de rock sous ses diverses formes d’expression. Une salle ouverte aux cultures jeunes a même déjà ouvert en 1977, le New Morning, alors que des concerts sont également organisés au Backstage. C’est également le cas dans de nombreux centres de loisirs comme ceux de Carouge et du Grand-Saconnex qui proposent chacun une dizaine de concerts rocks par année (Buchs, Bonnet, et al., 1998, p. 27, 31 et 39). La situation s’avère plus difficile dans les villes de Berne et de Lausanne où la vie nocturne reste très peu développée. À Berne, un des rares lieux, Spex, ferme en 1980, le Gaskessel restant alors le dernier lieu ouvert aux concerts de musiques jeunes. Pire à Lausanne, les différents établissements adoptent même une politique restrictive envers les jeunes. Ces derniers se voient ainsi interdits d’entrée dans les quelques établissements publics existants, les tenanciers décidant d’exclure les individus à l’allure inconvenable51. La ville de Bâle ne possède, elle non plus, aucune salle de musiques destinées aux musiques jeunes à ce moment-là. Les différents recueils de témoignages de jeunes actifs dans les scènes musicales viennent confirmer cette caractérisation des villes suisses comme orphelines de tout lieu d’expression pour les scènes musicales jeunes. Michael Lütscher, protagoniste de la scène punk, témoigne de ce climat pour la ville de Zürich : « Comparé à aujourd’hui en effet, il ne se passait « rien » dans la plus grande ville suisse vers 1979/80 – pas davantage que dans ● 51 Secousse sismique, 1, Archives de la ville de Lausanne, Fonds P 596. 54 les autres petites villes du pays. […] Fermeture à minuit, et si possible, silence à partir de 20h » (Grand et Tschan, 2006, p. 226). Cette caractérisation de villes suisses comme dénuées de toute activité, où règnent ordre et propreté, se retrouve également dans les différentes villes. À Zürich, Berne, Bâle et Lausanne, on retrouve les mêmes critiques d’une ville morte. Ainsi Pierre Wyrsch du groupe punk lausannois Sub-Rescue témoigne en parlant d’un sentiment d’étouffement (cité dans Grand et Tschan, 2011, p. 252). La scène des musiques jeunes suisse se trouve donc rejetée à la marge de l’espace social. Jusqu’à la fin des années 1970, ces musiques ne possèdent, à quelques rares exceptions près, aucune structure propre, ni label, ni lieux, et ce alors même que les pratiques existent bel et bien. Pour comprendre historiquement cette situation des villes suisses qui fait que quatre sur cinq des plus grandes du pays ne tolèrent quasiment aucune expression des cultures jeunes, il faut saisir le très fort conservatisme culturel qui marque alors le pays. La Suisse reste en effet marquée par la politique dite de Défense Spirituelle Nationale mise en place par les autorités helvétiques peu avant la Seconde Guerre mondiale, officiellement pour se protéger des influences adverses et notamment celle des régimes nazi et fasciste qui se trouvent aux frontières de la Suisse. Concrètement, cette politique aura surtout pour fonction de renforcer le consensus national, à travers une forte censure et une criminalisation des opposants (Jost, 1983). La Suisse ne connaît pas alors de renouvèlement des élites dans l’après-guerre comparable à ce qui se passe dans les pays qui lui sont voisins (Batou, 2009). L’absence de remise en cause du rôle de la Suisse durant la Seconde Guerre mondiale, que ce soit par rapport à ses relations aux nations fascistes et nazies ou à sa politique envers les réfugiés juifs, explique cette absence de renouvèlement des 55 élites. Il faudra en effet attendre les rapports Bergier52 à la fin des années 1990 pour qu’un débat d’ampleur sur ces enjeux soit diffusé en Suisse. En 1980, cette situation a certes évolué depuis la fin de la guerre, mais les élites restent néanmoins structurellement proches de l’armée, 41,5% des parlementaires étant des officiers (Mach, David, et al., 2011, p. 84). Ce conservatisme politique se traduit par une politique culturelle restrictive. On peut citer comme exemple l’interdiction de diffusion prononcée par les autorités fédérales envers le film « Les sentiers de la gloire » de Stanley Kubrik en 1957 (Buclin, 2014). L’absence d’infrastructure pour les musiques jeunes s’intègre ainsi à une politique conservatrice. Pro Helvetia, la principale fondation culturelle au niveau national, ignore alors les cultures actuelles, les musiciens membres de son comité étant tous actifs dans la musique classique jusque dans les années 1980 (Milani, 2010, p. 64). SUEURS DU CHANGEMENT Cet hiver est d’autant plus dur à vivre que les bourgeons sont déjà là et commencent même à fleurir : des pratiques musicales jeunes se mettent en place, mais l’infrastructure sociale est insuffisante. Cette tension entre les pratiques et leurs besoins s’intensifie avec la fin des années 1970, qui avec le punk et sa logique du Do-it-yourself (fais-le toi-même) enjoignant chacun à monter son groupe et sa propre structure de production et de réception musicale, voit les pratiques musicales croitre autant quantitativement (on récence 50 formations pour le seul punk entre 1977 et 1982, voir Grand et Tschan, 2006) que qualitativement avec la mise en place de structures indépendantes. Sont ainsi montés des labels Another Swiss Label, Sunrise, Off Course, Periphery Perfume à Zürich, Punk ● 52 Commission indépendante d’experts Suisse - Seconde Guerre mondiale (2002), La Suisse, le national-socialisme et la Seconde Guerre mondiale, Rapport final, Zürich : Pendo. 56 Rules Clan à Berne, et Zaki Records à Genève ; ainsi que des fanzines parmi lesquels Subito, Drahtzieher, Punk Rules à Berne, No Fun, Eisbrecher, Funzine, Kaktus, Swisswave, Intim Spray, Pin-Up, Soilant à Zürich, Genève possédant des titres plus précoces avec Les lolos de lolas, Genève Rock 78 et Super Pas Cool. Le paradoxe entre pratiques musicales en place et infrastructures à disposition est le signe que la situation des grandes villes suisses au début des années 80 est dans un besoin de changement de plus en plus urgent. Ce changement passe par la solution de l’autogestion, les scènes musicales jeunes décidant de développer leurs propres structures. Les titres cités ci-dessus concrétisent cette volonté autant dans la volonté de produire de la musique que de la médiatiser. Néanmoins, la question de la tenue des concerts reste plus problématique et son autogestion ne permet pas de régler sa situation spécifique. Les concerts hors des structures officielles sont régulièrement réprimés, ce qui continue de confiner les lieux de concerts à des structures éphémères ou à l’insertion dans un endroit destiné à d’autres usages. Nous avons vu de plus que ces difficultés, plutôt que de s’estomper, empirent en 1980 avec la fermeture de certaines salles et des restrictions supplémentaires concernant l’usage de certains lieux. Au-delà de l’autogestion, l’autre stratégie mise en place par ces scènes pour obtenir des lieux pour les cultures jeunes sera le conflit. Ainsi le 30 mai 1980, alors que la municipalité de Zürich vient d’octroyer un crédit de 60 millions de francs suisses à l’opéra de la ville, des milliers de jeunes vont se réunir devant ce symbole de la culture bourgeoise pour manifester contre cette société conservatrice et l’absence de tout financement pour des lieux destinés aux cultures jeunes. Ce rassemblement débouchera sur un affrontement avec la police. La ville de Zürich sera marquée par de nombreuses émeutes réunissant plusieurs milliers de personnes tout au long de l’année. Ce sera également le cas, de façon moins prononcée, à Lausanne, Berne et Bâle (Heinz, 2001). Le lien direct entre l’absence de lieux pour que les scènes musicales puissent s’exprimer et les affrontements entre jeunes et 57 autorités se confirme avec le cas de Genève. Cette dernière représente en effet la seule des grandes villes de Suisse à avoir toléré et accompagné le développement des scènes musicales. Et ce sera la seule à être épargnée par cette vague de manifestations (Buchs, Bonnet, et al., 1988, p. 33). Hormis Genève, ces différentes mobilisations de jeunes vont pointer justement l’absence de lieu pour que les scènes musicales puissent se développer. Ils le feront notamment en se constituant en associations dont le nom même dit le fort lien entre culture et protestation : Rock als Revolte (le rock comme révolte) à Zürich, Kultur Guerrila Bern (KGB) à Berne et Lozane Bouge à Lausanne. Ces différents mouvements dans leur globalité sont marqués par une forte dimension culturelle. À Zürich, dans le numéro 2 du fanzine Swisswave, un interview de l’organisateur de concert Rolf Etter souligne cet aspect : « Die ganze Bewegung kommt eigentlich von der kulturellen Seite her, dass die Jügendlichen einfach kein Räume für ihre Konzerte haben53 ». Dans les quatre villes, on va retrouver la même exigence d’un espace autonome. Parmi les revendications de Lozane Bouge se trouvent par ailleurs des enjeux directement liés aux pratiques musicales comme l’accès libre à tous les établissements ; la suppression des patentes pour les musiciens de rue54. Les scènes des musiques jeunes entrent donc dans un processus conflictuel dont un des buts est la conquête de lieux pour pouvoir se produire. Cette conquête passera notamment par des occupations illégales de lieux avec les squats et la mise en en place de centres autonomes, dans lesquels se produiront de nombreux groupes de rock, de punk ou de reggae. Des centres autonomes voient ainsi le jour à Lausanne, à Berne et à Zürich avec la Rote Fabrik ou encore la Kaserne à Bâle, tous nés autour de 1980. ● 53 « Le mouvement dans son entier a des origines culturelles, étant donné que les jeunes n’ont tout simplement pas de lieu pour leurs concerts. » Sozialarchiv, Zürich, Dokumentation 80er Jugendunruhen 201.209. 4 Diverses Zürich 1980-1992 54 Secousse sismique, 1, Archives de la ville de Lausanne, Fonds P 596 58 Le lien entre ces manifestations et la scène des musiques jeunes peut se lire dans l’âge des individus qui participent à ces événements : les données concernant les mobilisations zurichoises, recueillies auprès de 754 personnes, indiquent que 24% des participants ont moins de 18 ans, 21% entre 18 et 19 ans, 32% entre 20 et 25 ans, et seuls 23% ont plus de 25 ans (Kriesi, 1984). Pour la ville de Lausanne, la surveillance et le fichage policiers fournissent des chiffres qui confirment cette tendance. Les archives de la police de Lausanne montrent, dans les statistiques sur 326 personnes arrêtées, une forte majorité de jeunes (44% ont 20 ans ou moins, 38.35% entre 20 et 25)55. LA POP OU LE PRINTEMPS DE LA RECONNAISSANCE ET DE LA RECUPERATION Après cette phase chaude de conflit, les scènes musicales vont finalement obtenir des lieux, et leurs pratiques vont être reconnues comme légitimes. Ceci va déboucher sur la mise en place d’infrastructures qui leur sont destinées spécifiquement et qui jouissent, au moins en partie, du soutien des institutions locales. Les salles citées ci-dessus en sont un exemple. Ce sera également le cas plus tard avec l’Usine à Genève et Fri-son à Fribourg en 1983 puis la Dolce Vita à Lausanne en 1985. Ces différentes ouvertures représentent des politiques alors inédites en Suisse, et vont s’étendre rapidement à tout le pays, de nombreuses villes plus petites reproduisant le même type d’initiative. Ces lieux à disposition constituent un changement déterminant pour les pratiques des musiques jeunes, qui possèdent désormais leurs structures propres pour les concerts et lieux de répétition. Au-delà des questions d’infrastructures, il s’agit d’un tournant politique plus large. Ainsi en 1984, emboitant le pas aux autres villes de Suisse, Zürich va instaurer un Popkredit visant à aider financièrement la production de disques et l’organisation de concerts (Grand et Tschan, 2011, p. ● 55 Archives de la ville de Lausanne, C1 Corps de police, 7234 59 28). C’est cette dernière politique qui donne son titre au présent article. Le milieu des années 1980 constitue en ce sens l’avènement de la pop suisse, comprise ici comme la période où les pratiques musicales jeunes se voient enfin reconnues et se retrouvent intégrées au sein de politiques gouvernementales. Les autorités, après avoir répondu dans un premier temps uniquement par la répression, vont petit à petit modifier leur politique culturelle. Ce changement de stratégie étatique se lit, pour le cas de la ville de Zürich, dans un rapport intitulé Possibilités et limite d’une politique cantonale de la jeunesse56. Ce rapport avance une vision dépolitisée des mobilisations de jeunes et des scènes musicales qui la composent. Dans une comparaison avec 68, il y est affirmé ainsi : « Dans les mouvements jeunes actuels, un tel idéalisme politique est difficilement discernable. Ils sont sans conviction, pessimistes et apolitiques57 » (p. 11). Le rapport explique alors ces mouvements par différents critères comme la difficulté de vivre dans une métropole, la crise d’orientation, ou encore la peur du futur. Il identifie également un problème : ces jeunes ne possèdent pas de lieux propres pour se réunir et exprimer leurs cultures. Et ainsi, le rapport recommande que l’État mette en place de tels espaces pour les jeunes. Cette volonté de désamorcer le conflit politique par la lecture culturaliste s’exprime littéralement dans le rapport susmentionné et sera appliquée par les différentes villes avec succès. Chacune mettra en place une politique plus tolérante en termes d’expression des cultures jeunes en leur mettant notamment à disposition des salles. Et effectivement, dès 1982, les différents mouvements de protestation vont s’affaiblir du fait de différentes scissions avant de disparaître. La politique menée par Zürich, et ● 56 Möglichkeiten und Grenzen einer kantonalen Jugendpolitik. Bericht der Regierungsrätlichen Kommission Jugendpolitik zu der am. 9 Februar 1981 überwiesenen Motion Nr.1994. Stadt archiv Zürich, V.L.135 : 3.1 Publikation, Bücher und Broschüren 57 « Von "diesem politischen Idealismus" ist in der heutigen Jugendbewegung wenig mehr zu finden. Sie ist führerlos, pessimistisch und eher apolitisch. » 60 avant elle par Genève comme nous l’avons vu, va servir de modèle aux autres villes touchées par les revendications. Dans cette logique, elles vont toutes intégrer des financements dévoués aux musiques jeunes dans leur budget, tout d’abord au sein du département de la jeunesse puis dans celui de la culture, ce déplacement indiquant également la plus forte légitimité conférée à ce type de production musicale. On peut éventuellement lire la reconnaissance de cette politique culturelle au niveau national dans la nomination de Sigmund Widmer, maire de la ville de Zürich jusqu’en 1982, au poste de président de Pro Helvetia en 1986, et celle de Guy-Olivier Second à la présidence la commission fédérale pour la jeunesse de 1980 à 1990. Hormis pour Genève où l’évolution fut plus précoce, l’année 1980 constitue donc une année charnière pour les principales villes de Suisse, qui vont passer du stade de politiques culturelles peu développées et restreintes aux cultures de l’élite ou traditionnelles, à celui d’une offre parfois pléthorique en termes de bars et de salles de concert destinées aux cultures jeunes, la pop devenant une composante centrale des pratiques et de l’offre musicales au plan national. Lausanne s’enorgueillit ainsi aujourd’hui sur son site internet d’être une ville culturelle, multiple et vivante ; Zürich de posséder des Rockclubs et des alternative Kulturzentren. Mais la question du véritable poids donné aux musiques jeunes reste sur la table. En effet, les villes mettent bien en avant les scènes musicales jeunes, les valorisant même en leur confiant une fonction de prestige pour la ville dans le tournant culturel des politiques du tourisme (Croutsche, 2005). Mais si on se penche sur les financements des différents cantons, la part dévolue aux musiques jeunes reste nettement inférieure aux autres types de musique. À titre d’exemple, le budget total dévolu à la musique du canton de Vaud, et celui de Lausanne ne sont ainsi consacrés ces dernières années qu’à hauteur de 5 et 10% aux musiques jeunes, les principaux financements étant destinés à l’Opéra et à l’Orchestre de chambre. L’hiver est peut- être bien révolu aujourd’hui et les musiques jeunes semblent même omniprésentes. Pour autant, le réchauffement au nom de la « pop » se réduit souvent à des offres en termes de 61 consommation, pour un soutien à la production toujours restreint. BIBLIOGRAPHIE Batou Jean (2009), Quand le monde s’invite en Suisse. In : Schaufelbühl Janick-Marina (Éds), 1968-1988 : Une décennie mouvementée en Suisse. Zürich : Chronos. Buchs Valérie, Bonnet Nelly et Lagier Diane (1988), Cultures en urgence. 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Dans le contexte helvétique, ce processus de diffusion ne peut être expliqué uniquement par le fait que l’italien est une des quatre langues nationales et qu’il est majoritairement parlé dans le canton du Tessin et dans certaines parties des Grisons. La diffusion de la pop italienne s’explique principalement par la présence massive de migrants italiens depuis la Deuxième Guerre mondiale. À ce titre, étudier la musique permet d’appréhender l’importance des pratiques artistiques et culturelles dans la vie quotidienne des acteurs sociaux mobiles. Traditionnellement, les études sur les migrations se concentrent sur les flux migratoires et les politiques publiques. Pourtant, les pratiques culturelles et artistiques constituent un objet de recherche pertinent, car elles sont un puissant moyen pour les individus de tisser des liens avec des personnes venant d’horizons sociaux différents (Martiniello, 2015). Notre propos ● 58 Texte traduit par Loïc Riom et Marc Perrenoud. 64 n’est, ici, pas de saisir – d’un point de vue essentialiste – comment la musique est le reflet des individus, mais de montrer comment elle crée et construit une expérience qui façonne à la fois la subjectivité des individus et leurs identités collectives (Frith, 1996, p. 111). Autrement dit, la musique a une capacité de créer de l’activité sociale. Elle est un type d’interaction constituée de relations sociales entre des musiciens et une audience, entre des organisations, des classes sociales et des styles de vie. À la suite de Small (1998, p. 2), nous traiterons donc la musique comme un sujet toujours « en devenir », plutôt qu’un objet aux qualités fixes, un verbe – musicking – plutôt qu’un nom. Nous articulerons cette approche conceptuelle avec celle du paradigme de la mobilité et des études sur les migrations. Celle-ci analyse les dynamiques internationales et transnationales pour comprendre la construction des identités, la diffusion d’idées et de pratiques sociales (Faist et Özveren, 2004 ; Vertovec, 2007). Partant du constat qu’il existe un « écart grandissant entre territoires, subjectivité et collectifs sociaux » (Appadurai, 1996, p. 189), elle permet de saisir les dynamiques culturelles, sociales et économiques variées qui traversent les frontières et génèrent de nouveaux espaces sociaux. En effet, les avancées technologiques liées à la révolution digitale ont fait entrer la mobilité dans une nouvelle phase transformant considérablement l’ancrage des individus dans un territoire (Urry, 2000). Le processus de musicking est également touché par ces transformations. Les nouvelles technologies de la communication permettent, en effet, la diffusion rapide et simultanée de musique à travers le monde (Crossley, McAndrew, et al., 2014). L’objectif de cet article est de présenter les résultats d’une recherche exploratoire s’intéressant à des individus mobiles, musiciens – amateurs, professionnels – et amateurs de musique, qu’ils se déplacent volontairement ou involontairement, de manière temporaire ou permanente, et en utilisant ou non les nouveaux médias. Pour ce faire, nous prêterons une attention particulière à la diffusion de la pop italienne dans les parties non italophones de la Suisse. Cela nous permettra de lier la longue 65 histoire de la migration italienne, les transformations du contexte sociopolitique helvétique avec l’écoute de la pop italienne. LE PAYSAGE MUSICAL SUISSE ET LA PLACE DE LA MUSIQUE ITALIENNE Nous commencerons notre travail d’analyse de la place de la pop italienne en Suisse en nous intéressant à l’histoire du Festival de musique italienne de Zurigo (1957-67). À travers cet exemple, nous montrerons comment et par quels biais la musique italienne s’est fait une place dans le contexte helvétique. Dans la deuxième partie de cet article, nous continuerons notre exploration du monde de la musique en suisse en analysant les 50 dernières années du Hit-Parade suisse (1968-2015) et, plus particulièrement, la place des musiciens italiens dans ce classement. La troisième partie de l’article a pour objectif de saisir les pratiques musicales dans la vie quotidienne, et d’examiner la musique comme une force d’organisation de la vie sociale. Pour ce faire, elle s’appuiera sur une analyse qualitative et biographique d’entretiens menés auprès de musiciens italiens en Suisse alémanique. De plus, nous utiliserons des données récoltées sur Internet pour comprendre la construction des identités à travers la musique et ses conséquences pour la langue italienne59. LE FESTIVAL DE MUSIQUE ITALIENNE DE ZURIGO : LA « PETITE ITALIE » DE LA MUSIQUE EN SUISSE Nous ne cherchons pas à établir une corrélation statistique entre l’influence de la musique italienne sur le paysage musical suisse et le nombre de migrants italiens dans le pays. Il nous semble ● 59 Ceci dans une perspective similaire aux travaux de Morena La Barba sur les pratiques autour du film et du documentaire dans la communauté italienne en Suisse (La Barba, 2013). 66 préférable et plus heuristique d’explorer cette relation d’un point de vie qualitatif. La sensibilité de la musique italienne au thème de la migration commence avec l’émergence de la pop. Il est possible de dater cette émergence au moment du boom économique Italienne dans les années 1950-1963. Alors que les flux de migration sont doucement en train de décroitre après près d’un siècle d’importante émigration60, l’industrialisation du Nord du pays provoque d’importants mouvements internes de population. À cette époque, la migration devient un thème récurrent des chanteurs pop italiens. Alors que pendant longtemps ce thème est resté confiné au folklore des régions rurales et à des productions non commerciales, la migration intègre peu à peu la pop à partir des années 1950 et du début des années 1960. Le festival de Sanremo – rare production télévisuelle disponible, à cette époque, pour les italophones à l’étranger – introduit les premières chansons sur la migration, la solitude des migrants et le mal du pays. En 1952, le thème fait son apparition pour la première fois dans une chanson interprétée par Gino Latilla « Un disco per l’Italia ». Il en est de même en 1958 avec la chanson de Natalino Otto et Latilla « Tu sei del moi paese ». D’ailleurs, Latilla sera le gagnant du Festival de Zurigo, deux ans plus tard, en 1960. Des auteurs et des interprètes, comme Luigi Tenco, Claudio Villa, Celentano, ou encore Giovanna Marini, s’intéressèrent à l’histoire de la migration et s’en emparèrent. Ils racontèrent les peines et la mélancolie des Italiens à l’étranger ainsi que les luttes politiques des migrants internes au pays. Ces thématiques étaient très appréciées par de nombreux Italiens en Suisse. Attirés par cette musique qui leur rappelait leurs propres expériences, ils l’importèrent en Suisse lorsqu’ils revenaient de voyages en Italie, participant ainsi à la diffuser (dans une époque sans Internet, mais également sans chaines de radio ou de télévision privées). ● 60 De 1876 à 1976, près de 27 millions d’Italiens quittèrent le pays (Ciuffoletti et Degl’Inncenti, 1978). 67 Le Festival de musique italienne de Zurigo, qui eut lieu pendant dix ans de 1957 à 1967 au Kongresshaus de Zürich, illustre l’émergence progressive de la musique italienne en Suisse. Il fut organisé dans le but d’attirer la communauté italienne de tout le pays. À cette époque, la majorité des migrants italiens en Suisse alémanique étaient des saisonniers. Ceux-ci avaient donc toujours l’idée qu’ils reviendraient au pays, d’autant plus que la seule alternative qui leur était offerte était l’assimilation à la société suisse. Ce projet du retour s’en trouvait mystifié, nécessitant un besoin constant de renouer avec le pays et la culture d’origine (Cerutti, 1994 ; Ricciardi, 2013). Le festival naquit de l’initiative d’une radio (Radio Zurigo) et fut retransmis à la fois par des chaines de télévision publiques suisses et italiennes rencontrant de larges succès en termes d’audience. L’existence même d’un tel concours de musique, son succès, sa durée et son prestige reflètent la présence massive de migrants italiens en Suisse. Leur nombre était, en effet, en constante augmentation depuis 1945, et ce jusqu’à 1970. Les Italiens représentaient alors plus de la moitié de la population étrangère totale du pays. Lorsqu’on s’intéresse aux chansons issues du festival qui connurent les plus larges succès, on note la popularité de la pop italienne, en particulier dans ses déclinaisons régionales et populaires, mais également celle de textes faisant référence à la migration. Un court extrait du vainqueur de 1966, « Italia, Italia », donne une bonne idée des contenus les plus appréciés par les Italiens de l’étranger à cette époque : Italia, Italia, dolce paese dove l’amore è vita, la vita è amore, un paradiso tutto per noi […] un mare sempre blu da non lasciare più. 61 (Emanuela Tinti et Ben Venuti, Italia, Italia, Bentler, 1966) ● 61 « Italie, Italie, doux pays où l’amour est vie, la vie est amour, un paradis pour nous […], une mer toujours bleue à ne plus quitter » (notre traduction). 68 De 1960 à 1963, la part du lion revient à la musique napolitaine62. Il est nécessaire de rappeler que la musique italienne avait déjà une longue tradition de textes portant sur la migration, liée notamment à l’importante émigration des Italiens du Sud vers les États-Unis d’Amérique à la fin du 19ème siècle (Frasca, 2010). En Suisse, la présence d’Italiens des régions méditerranéennes commença seulement à la fin des années 1950, mais continua ensuite à augmenter (Ricciardi, 2013). Durant au moins une décennie, de 1960 à 1970, la musique italienne trouva donc sa place dans le paysage musical suisse : la petite Italie de la musique. Sa position était néanmoins très définie et limitée. La musique italienne était pratiquement entièrement produite, diffusée et consommée par des Italiens dans le but de maintenir un contact avec leur région de naissance. Ceux-ci formaient deux groupes distincts : les Italiens du Nord, arrivés entre 1945 et 1957, qui venaient de juste l’autre côté de la frontière et qui pouvaient voyager régulièrement entre les deux pays ; et les Italiens du Sud, arrivés entre 1957 et 1973, qui avaient moins de possibilités pour visiter leur patrie et ressentaient plus fortement le mal du pays. Toutefois, ces deux groupes n’avaient généralement pas le projet à s’installer en Suisse et cherchaient à épargner de l’argent et/ou à en envoyer à leurs proches restés en Italie, puis à revenir au pays pour acheter une maison et assurer un héritage. C’est pourquoi, durant ces années, les Italiens cherchèrent plutôt à construire des ilots – souvent autour d’une origine régionale – pour partager la pratique de la langue, la musique et plus largement la culture de leur patrie. Dans ce scénario, il paraît évident que le Festival de Zurigo a joué un rôle central. ● 62 En 1960, Gino Latilla avec Cicillo a sentinella, en 1961, Dino Sarti avec Pazzianno, pazzianno, en 1962, Tullio Pane avec L’ammore avess’a essere, en 1963, à nouveau Tullio Pane avec Eternamente tu (Carpinelli, 2001). 69 OUVERT AU MONDE : LE HIT-PARADE SUISSE ET LES CHANTEURS INTERNATIONAUX ITALIENS Malgré cela, la musique italienne occupa un rôle central dans le paysage musical helvétique au cours des cinquante dernières années. Si l’on regarde quels ont été les dix artistes les plus présents dans Hit-Parade de 1968 à nos jours (voir tableau 1), on note la présence de deux chanteurs italiens reconnus internationalement : Eros Ramazzotti et Zucchero. Tableau 1 : Nombre d’albums et de semaines passées dans le Hit-Parade suisse (1968-2015) Place Artiste Nombre d’albums dans le Hit-Parade Semaines passées dans le Hit-Parade 1 Céline Dion 26 621 2 Eros Ramazzotti 21 604 3 Madonna 25 535 4 Michael Jackson 21 540 5 Bon Jovi 19 494 6 Gotthard 17 537 7 Tina Turner 17 418 8 Gölä 22 492 9 Zucchero 18 444 10 Queen 22 423 Sources : http ://www.hitparade.ch Aussi bien Ramazzotti que Zucchero commencèrent à se faire Italie internationalement dans la deuxième partie des années 80. Toutefois, en comparaison avec d’autres pays, la Suisse fut particulièrement réceptive à leur musique. Le premier pays en dehors de l’Italie dans lequel Ramazzotti atteint la première place 70 du Hit-Parade fut la Suisse en 198563. Idem pour Zucchero qui atteint la première place du Hit-Parade suisse en 198764. Nous avons également relevé pour chaque décennie, entre 1970 et 2015, combien et quels artistes italiens furent présents dans le top 10 du Hit-Parade suisse (tableau 2). Cette analyse permet de noter que malgré le succès important des chansons italiennes entre 1970 et 1990, la présence d’artistes italiens décline constamment au fil des décennies. Tableau 2 : Chansons italiennes dans le Hit-Parade par décennie (1970-2015) Décennie Nb de titres italiens dans le top 10 Année, titre, rang de la première chanson italienne dans le Hit-Parade 1970/1980 8 1975 : I santo california tornero’, n° 1 1981/1990 5 1990 : Nannini, Bennato, un’estate italiana, n°1 1991/2000 3 1997 : Bocelli, con te partiro’, n°1 2001/2010 0 2006 : Ferro, dimentica, n°13 (première chanson italienne) 2011/2015 0 Aucune chanson dans les cinquante premières positions Sources : http ://www.hitparade.ch Comment interpréter cette tendance? Il est historiquement bien connu qu’à partir de la moitié des années 70, la communauté italienne en Suisse commença à décroître en raison de la croissance économique italienne. La présence italienne était, d’ailleurs, à son plus faible niveau dans les années 2000. Néanmoins, il faut également prêter attention au contexte socioéconomique helvétique, car la réalité migratoire y est étroitement liée. ● 63 https://de.wikipedia.org/wiki/Eros_Ramazzotti/Diskografie, (consulté le 23 août 2017). 64 Bien avant d’être reconnu internationalement : https://de.wikipedia.org/wiki/Zucchero, (consulté le 23 août 2017). 71 Immédiatement après la Deuxième Guerre, les flux migratoires vers la Suisse étaient presque exclusivement composés de travailleurs saisonniers ou porteurs d’un permis annuel. Au fil des années, et en raison de l’augmentation du besoin de main-d’œuvre, les employeurs suisses firent venir des travailleurs d’Espagne, du Portugal, de Yougoslavie et d’autres pays du pourtour méditerranéen. Le choix de recruter des travailleurs en dehors de l’Italie était motivé notamment par la volonté de devenir moins dépendant de ce pays (Afonso, 2005, p. 153). Cependant, à la suite des chocs pétroliers de 1973 et 1976, l’économie suisse fut touchée par une forte récession. Même si le taux de chômage resta relativement faible, la proportion d’étrangers chuta rapidement : près de 245’000 saisonniers quittèrent la Suisse entre 1973 et 1976 compensant ainsi largement les pertes d’emplois (Schmidt, 1985). CHANGEMENTS DANS LES FLUX MIGRATOIRES ET DANS LES MONDES DE LA MUSIQUE Après cette chute au milieu des années 1970, le nombre d’étrangers augmenta régulièrement durant les années 1980 et 1990. De 950’000 en 1980, ce nombre atteint plus de deux millions aujourd’hui. Sans aucun doute, depuis trente ans, la Suisse a ouvert ses portes au monde, sous l’influence plus ou moins volontaire du gouvernement et des institutions politiques. Même si les différences entre les politiques de la citoyenneté rendent difficile la comparaison, la Suisse possède un taux d’étrangers parmi les plus élevés au monde et proche du double de la moyenne européenne. Cependant, l’origine et les motivations de ces nouvelles générations de migrants étaient différentes, plus hétérogènes, plus complexes que celles des premières générations. Le recrutement à l’étranger n’était plus le moteur central de ces flux. De plus, au fil des ans, les saisonniers virent leur statut transformé et stabilisé. Ils purent ainsi faire venir légalement et sans restriction leur famille dans le pays. Par ailleurs, les fins 72 successives de l’Union soviétique, puis de la Yougoslavie créèrent de nouvelles vagues de réfugiés. Peu après, l’intensification du processus d’intégration à l’Union européenne devint un défi majeur pour la politique migratoire suisse. Après un long et difficile processus de négociation, le peuple accepta en 2000 un accord bilatéral sur la liberté de mouvement des personnes avec l’UE (Afonso, 2005, p. 160). Il est clair que durant cette période, la société suisse devient graduellement plus hétérogène, pluriculturelle et plurilinguistique. Au cours de ces années, la communauté italienne perdit son statut de première communauté étrangère du pays, mais gagna aussi en complexité en se mélangeant à d’autres groupes. Les Italiens qui s’installèrent en Suisse à partir des années 1960 fondèrent des familles et élevèrent leurs enfants dans leur nouveau pays d’adoption. Depuis les années 1980, cette deuxième génération entreprit de renégocier l’image des Italiens en Suisse (Cattacin et Pellegrini, 2016) et de créer de nouveaux espaces pour la langue italienne relativement indépendants de la migration et des régions italophones (Pellegrini, Pini, et al, 2016). À cela, il faut ajouter un élément crucial qui participa à changer la place de la pop italienne en Suisse : l’émergence des nouvelles technologies de l’information. Depuis les années 1970, la transformation des systèmes globaux de communication contribuera à l’émergence d’une société de l’information en réseau (Castells, 2010). Sans entrer dans le détail de ces innovations, il faut souligner comment progressivement il a été de plus en plus facile et moins couteux de trouver une information ou un contenu médiatique comme de la musique, indépendamment de toutes logiques spatiales. Le résultat de ce processus fut une internationalisation progressive du paysage musical suisse et l’émergence d’une consommation culturelle individualisée. 73 LA MUSIQUE ITALIENNE EN SUISSE AUJOURD’HUI : DES MUSICIENS AU SEIN DES RESEAUX DIGITAUX Dans de cette dernière partie, nous changerons de focale en passant d’un point de vue historique à un point de vue individuel en prenant les exemples d’Italiens faisant de la musique en Suisse. Deux cas seront présentés : Mr. Riko et la Taranta. MR. RIKO Mr. Riko est un rappeur d’Alberobello, un petit village dans les Pouilles au Sud de l’Italie. Il a 33 ans et vit à Zürich depuis cinq ans. Mr. Riko vient d’une famille pauvre. Coiffeur, il vit à l’étranger puis ses 18 ans. Il commença par s’installer à Rome avant de s’établir à Milan, puis à Madrid, avant d’arriver en Suisse en 2012. Il débuta la musique à 16 ans. Lorsqu’il décrit son public, on saisit l’importance de la technologie dans la diffusion de sa musique. À Zürich, Mr. Riko trouva néanmoins son groupe à travers Internet en cherchant d’autres rappeurs italophones. L’appartenance à une nationalité de ne joue plus ici un rôle dans sa manière de cibler son audience, ni dans la production et la diffusion de sa musique. Toutefois, elle reste importante dans sa vie quotidienne – le musicking65 de tous les jours (Small, 1998) – pour construire un réseau composé par les personnes aux intérêts similaires. Cela semble motiver par le souci de pouvoir communiquer plus facilement. Il n’en reste pas moins que son ancrage local se traduit dans certains des textes de Mr. Riko, et en particulier dans son titre Locotown, comme le montrent ses explications : Locorotondo est le nom d’un village près d’Alberobello. On est beaucoup de mon crew à venir de là. J’ai écrit cette chanson parce que je voulais leur dire que je n’oublie pas d’où je viens, leur dire que la situation ici est mauvaise. À ● 65 Définition p. 64. 74 mon avis, seulement les plus fous restent ici. Comme tu le sais, loco en Espagnole signifie fou.66 La digitalisation lui a également permis d’être produit par un label professionnel. Mr. Riko a récemment gagné un concours organisé sur Internet par un label italien. Il envoya un titre qui fut choisi par le vote des internautes, puis un jury composé d’experts. Le prix fut la possibilité que son nouvel album soit produit et distribué par le label. Le single qui fut diffusé pendant l’été en Italie s’intitule Tutti al mare. L’histoire de ce musicien nous rappelle qu’il ne faut pas négliger l’importance des mobilités et la façon dont elles participent à construire des réseaux. De manière à prendre au sérieux le nouveau paradigme de la mobilité ainsi que la nouvelle réalité des discontinuités géographiques dans les espaces sociaux (Lam et Warriner, 2012), il est important de souligner comment Mr. Riko maintien son réseau non seulement avec sa ville natale, mais également avec Rome, Milan et l’Espagne, non seulement avec son public, mais également d’autres musiciens, des labels, des producteurs, des vidéastes, des studios, etc. Il travaille également avec d’autres artistes italiens en Suisse ainsi qu’en Allemagne et ailleurs. À ce titre, on peut noter que la chanson dédiée à son village d’origine porte le nom d’un néologisme composé d’anglais et d’espagnol : Locotown. IDENTITES LOCALES DANS UN MARCHE DE LA MUSIQUE GLOBALISE : LE VOYAGE DE LA TARANTA La globalisation du marché de la musique implique qu’en comparaison avec ce qu’il a pu se passer durant les années 1950 et 1960, il n’existe plus un espace singulier pour la musique italienne organisé uniquement autour des migrants. La composition et les caractéristiques de la population suisse ont ● 66 Notre traduction de l’italien. Entretien réalisé avec Mr. Riko le 20.04.2016. 75 considérablement changé. Cela a pour conséquence de transformer plus rapidement qu’on aurait pu le penser les modes de communication. Cependant, une chose ne change pas : les gens vivront toujours dans un espace et une temporalité uniques et définis (Appadurai, 1996). Ainsi, la globalisation de la culture peut être étudiée comme une série de processus impliquant des phénomènes d’hybridation, d’interconnexion et d’appropriation (Appadurai, 1990). C’est le cas de notre deuxième exemple : une musique folklorique typique d’une région de l’Italie qui connut une diffusion internationale jusqu’en Suisse alémanique, la Pizzica Slentina. Ressuscitée dans les Pouilles, région d’origine de cette ancienne danse dans les années 1970 et 1980, elle fut nationalement promue dans les années 1990 au moyen d’une grande manifestation appelée La Notte della Taranta. La Pizzica fut, ensuite, adoptée, exportée et revisitée dans des contextes divers et variés. Le producteur de la Notte della Taranta promut également la musique folklorique du Salento à l’étranger en faisant jouer cette musique à des musiciens connus. Ceux-ci proposèrent des versions hybridées de cette musique. Par exemple, l’orchestre d’Ambrogio Sparagna organisa un grand concert de musique du Salento à Pékin en 2006. Plus récemment, en 2011, Ludovico Enaudi – l’un des pianistes et compositeurs italiens les plus reconnus – proposa une version personnelle de cette musique lors d’un concert à Londres (Versienti, 2015). À travers ces différents événements, la musique du Salento se diffusa à travers les Apuliens et les Italiens établis à l’étranger. Ce qui arriva à la Taranta arriva à d’autres formes de musique folklorique qui se diffusèrent au cours du siècle dernier aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Irlande, en France ou en Amérique du Sud. Partout où il existe une interconnexion entre la tradition et la modernité, les flux de biens et de personnes introduisent sur le marché global de la musique de nouvelles formes de musique folklorique. 76 Ce qui est particulier dans le cas de la Pizzica est qu’il existe une référence au lieu où ce processus débuta. Cette musique est, en effet, encore définie par son origine locale. Cette origine est utilisée dans la manière de promouvoir les concerts de cette musique. Par exemple, un événement de musique et de danse du Salento en mai 2016 à Schlieren fut promu avec le slogan « Salento calls Italy ». L’origine géographique du genre musical appelant (calls) toutes les personnes intéressées à venir. Au même moment et dans la même logique de mélange des langues, des lieux et des origines, la musique italienne était promue dans un événement multiculturel comme ceci (image 1) : Photo 4 : Affiche d’un événement multiculturel Sources : http://www.kultur-rheinfelden.ch/rhf-kultur/agenda/2016/mai/06/multikultifestival.html, (consulté le 27 juillet 2017) 77 Sur cette affiche, différentes identités régionales se partagent le même espace publicitaire. Elles se contiennent mutuellement appelant une audience pluriculturelle, mais à la recherche de cultures régionales ou pluriculturelles à venir. Ici, le processus de musicking ainsi que d’autres formes d’expression créative et artistique participent à l’expression politique des identités minoritaires dans la société globalisée des réseaux (Martiniello et Lafleur, 2008). CONCLUSION Les exemples présentés dans ce chapitre montrent que non seulement les lieux de la pop italienne ont changé, mais qu’il en est de même pour la manière dont la musique est produite. Jusque dans les années 1970 et dans le contexte de l’économie fordiste, la diffusion de la musique italienne était fortement liée à la migration italienne. Les travailleurs saisonniers organisaient leur « petite Italie » provisoire pour maintenir un lien avec leur patrie. Toutefois, l’installation et l’incorporation progressive des migrants, des styles de vie et de la pop italienne ont transformé, du moins partiellement, le paysage musical en Suisse. Seulement depuis les années 1990, la pop italienne s’est émancipée de l’histoire de la migration italienne en Suisse. Nous avons souligné différents éléments qui expliquent ce processus, en particulier la transformation de la population migrante en Suisse ainsi que la déterritorialisation des productions culturelles et l’émergence des sociétés urbaines de la différence (voir tableau 3). Notre propos se situe ainsi dans le prolongement d’un changement de paradigme et du déplacement de l’étude des migrations vers celle des mobilités (Sheller et Urry, 2006) des relations internationales vers les relations translocales (Anthias, 2013). Enfin, notre contribution décrit à partir de quelques exemples pourquoi les études historiques sont fondamentales pour comprendre les défis auxquelles la recherche sociologique est confrontée aujourd’hui. 78 Tableau 3 : Transformation de la musique italienne en Suisse Période Contexte migratoire Musique italienne en Suisse Logiques de reproduction 1950-1970 : Zurigo Festival Migration saisonnière Communauté italienne auto-organisée Maintien d’un lien avec l’Italie 1970-1990 : Hit Prade Installation Localisée Création d’une identité italienne en Suisse Depuis 1990 : Mr. Riko Pluralisation et nomadisme Multilocale Identités multiples Depuis 1990 : Pizzica Société urbaine et pluraliste Fusion, adaptation de la musique folklorique Identifications et pluriculturalisme BIBLIOGRAPHIE Afonso Alexandre (2005), When the export of social problems is no longer possible : Immigration policies and unemployment in Switzerland, Social Policy & Administration, 39(6), pp. 653-668. 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En Suisse alémanique, leurs vidéos sont particulièrement virales sur YouTube, où elles cumulent plus quatre millions de vues68, un score remarquable pour un pays de 8 millions d’habitants. Uslender Production est un collectif de jeunes artistes (Baba Uslender, Ensy, Effe), n’ayant pas jusqu’ici bénéficié du soutien d’un label, major ou indépendant. Aucun des artistes composant le collectif n’a de formation musicale ou artistique, tous ont appris sur le tas. Il en est de même pour les membres en charge de la production ou de la promotion du collectif. Composer la musique, écrire les paroles, produire les vidéos ou prendre les ● 67 Je remercie Marc Perrenoud et Loïc Riom pour la traduction de ce chapitre en français et Aïdas Sanogo pour la correction des épreuves. 68 Comptage personnel à partir de la chaine YouTube du collectif. 82 artistes en photo : l’entièreté du processus de création est prise en charge par une génération de jeunes autodidactes ayant développé les compétences et les savoir-faire nécessaires pour produire leur propre musique, à la manière d’un art populaire, et la diffuser au travers les réseaux sociaux. Dans leur musique, les artistes d’Uslender Production mobilisent leurs propres expériences biographiques, celles de leur génération, de leur classe sociale, et plus largement celle des jeunes issus de la migration. Le niveau relativement faible d’accès à l’éducation (Fibbi, Lerch, et al., 2010, p. 150), le fort taux de chômage et les discriminations à l’embauche (Fibbi, Lerch, et al., 2006), ainsi que la consommation solitaire et excessive de médias sociaux (Bonfadelli, Bucher, et al., 2007) – tout ce qui est généralement résumé sous l’épithète perdu entre deux cultures ou entre deux mondes (Weiss, 2007) – nourrissent le propos du collectif sur les jeunes issus de l’immigration en Suisse et ailleurs. La manière dont ces thématiques sont traitées est centrale : les paroles du collectif naviguent constamment entre l’humour et le sérieux le plus total (Preite, 2016), comme l’illustre les paroles de Baba Uslender : « Fais attention, putain de morveux, j’ai cassé deux fois la boxing machine au Luna-park »69. COMPRENDRE BABA USLENDER A L’AIDE DE WILLIS ET DE BOURDIEU Comment comprendre le cas spécifique d’Uslender Production ? Existe-t-il une approche sociologique adéquate pour traiter de leur musique et si oui, quel est son apport ? Pour Baba Uslender, ● 69 « Du huere Rotznase muessch bizli ufpassen, ha in Chilbi d Boxkaste zwei Mol kaputtgschlage » (Baba et al., 2012a). Les traductions de l’ethnolecte utilisé par le collectif (« Uslenderdüütsch » ou « suisse allemand des étrangers ») ne peuvent être qu’approximatives et ne sont là que pour fournir des éléments de compréhension supplémentaires au lecteur ; les extraits d’entretiens sont quant à eux directement traduits et intégrés dans le texte. 83 il était évident que mon intérêt scientifique pour sa musique ne risquait pas de contribuer à sa réputation ou lui apporter quoi que ce soit – bien au contraire. Malgré tout, il accepta l’idée d’un entretien avec « Einstein » (le surnom qu’il me donna), parce qu’il pensait que « j’avais compris ». Afin de prendre en considération de manière appropriée les circonstances sociales dans lesquels ce genre musical a émergé, ce chapitre base son approche théorique et méthodologique sur les cultural studies de Paul Willis (Willis, 1978, 1981) et la théorie des champs de Pierre Bourdieu (Bourdieu, 1992, 1993). Alors que Willis considère l’expression artistique comme le résultat d’une homologie entre un contexte culturel et une position sociale, Bourdieu quant à lui souligne l’homologie entre les positions et les prises de position dans le champ. Ces deux concepts permettent une approche dialectique centrée sur les acteurs. Elle place la focale sur les artistes et leur production, la comprenant comme une position articulée et une articulation positionnée (Lindner, 1981, p. 187). Ainsi, elle tend à éviter d’interpréter la production artistique d’une manière trop simpliste. À l’inverse, cette approche la conçoit comme la médiation des possibilités offertes par les structures établies et inégales du champ (Jurt, 1995, p. 94). Pour cela, le travail de Joseph Jurt fut pour moi un exemple important. Ses études du champ de la littérature en France (Jurt, 1995) et plus encore sur la relation des secondos à la littérature en Suisse (Jurt, 2014) démontrent clairement qu’une sociologie dialectique des champs artistiques peut beaucoup apporter à l’analyse. En fin de compte, l’art vise à révéler l’évident ou, pour reprendre les mots de Bourdieu : « la dénégation qu’opère l’expression littéraire est ce qui permet la manifestation limitée d’une vérité qui, dite autrement, serait insupportable » (Bourdieu, 1992, p. 60). C’est pourquoi, j’ai fait le choix de baser ma propre recherche sur les données suivantes : l’écoute de la musique du collectif ainsi que le visionnage de ses vidéos complétés par un focus group mené avec ses membres. Mes données sont également composées de commentaires postés sur Facebook et YouTube, 84 d’extraits de journaux, de magazines et d’émissions radio et d’un entretien semi-structuré avec la journaliste Michèle Binswanger, une des premières à s’être intéressée à Baba Uslender pour le compte d’un quotidien national (le Tagesanzeiger). Alors que les débuts de Baba Uslender s’inscrivent dans un mouvement de « conquête d’une puissance d’action » (ou empowerment, voir les deux premières parties), sa réception ultérieure indique plutôt une forme de « gentrification musicale » (voir la partie finale). LA « JEUNESSE A RISQUE » ET L’APPROPRIATION DES MEDIAS SOCIAUX. J’ai connu Uslender Production lorsqu’un ami me demanda un jour si je connaissais Baba Uslender, le dernier musicien à la mode. Ses vidéos sur YouTube m’ont surpris. Comment un musicien pouvait-il rencontrer un tel succès sur les réseaux sociaux sans que je le connaisse ? Je jouais alors de la guitare dans le groupe Alt F4 et évoluais principalement dans la petite scène musicale suisse alémanique. Nous avions enregistré nos albums dans des studios professionnels, reçu des subventions de la part des autorités cantonales, joué de nombreux concerts et étions passés plusieurs fois sur des radios locales et nationales. Notre titre principal « Aena a Aarau » avait alors été visionné à peu près 10’000 fois sur YouTube, alors que ceux d’Uslender Production avaient réussi à réunir plus de 4 millions de vues. Cette observation me donna l’impression qu’en Suisse, les musiques populaires se séparaient en deux scènes parallèles : l’une plutôt centrée sur la Suisse, subventionnée, qui a accès aux blogs ainsi qu’aux radios spécialisées et qui trouve des débouchés dans les clubs et les festivals, et une autre qui sans recevoir de subventions, comme Uslender Production, a « seulement » mais très clairement rencontré un franc succès sur Internet70. ● 70 Dans un entretien en 2014, je demandais à Baba Uslender et Ensy s’ils avaient fait des demandes pour des subventions cantonales ou fédérales. Ils me répondirent les deux négativement, même s’ils connaissaient leur 85 Mais, quel est le rôle exact des réseaux sociaux dans cette affaire ? Existe-t-il une différence entre Uslender Production et les nombreux autres musiciens qui réussissent à attirer l’attention du public à travers Internet ? Interroger sur le sujet, les membres du collectif soulignent l’importance de ce qu’il appelle leur fanbase « étrangère » pour expliquer leur succès : Au début j’ai été très surpris. On avait juste enregistré quelques titres et mis les vidéos en ligne sur YouTube et Facebook. Et le jour suivant, on avait déjà plus de 30'000 vues ! Tout est parti de là. La presse s’est intéressée à nous et soudain les gens commençaient à nous aborder dans la rue et à nous parler. (Entretien avec Ensy, février 2015). ●● existence. Ils étaient, de plus, capables de citer les institutions en charge des instruments auxquels ils s’étaient intéressés. Néanmoins, ces efforts leur apparaissaient vains et les procédures trop formelles. Baba Uslender ne mâchait d’ailleurs pas ses mots : « Ça n’a pas de sens (en faisant allusion à la nécessité de fournir une biographie du groupe, sa liste de publications et la description de son projet) ! Tu dois écrire une chiée de trucs. Je pense qu’on pourrait avoir l’argent, mais on ne serait pas foutu de remplir toute cette merde. Cela devrait être suffisant de simplement écrire “Je suis Baba Uslender. Regardez sur Google pour le reste“. Allez, filez le fric et c’est tout ! » [„Das scheisst an [gemeint ist die Band- und Musikbiographie sowie den Projektbeschrieb]. Du musst da, weiss ich was alles schreiben. Ich denken schon, dass wir Beiträge erhalten würden, aber mich scheisst es an, das alles auszufüllen. Es sollte doch reichen, dass man schreibt, ich bin Baba Uslender, den Rest kannst du googlen. Gib jetzt endlich das Cash und fertig.“]. Les procédures des demandes de subvention sont trop facilement considérées comme allant de soi. Ce n’est pas le cas. Postuler pour quelque chose (une bourse, une place d’apprentissage ou un emploi) suit une procédure très spécifique ; chaque postulation est le produit de conventions faisant appel à des formes spécifiques d’interactions humaines. Formellement, les postulants doivent prouver leurs connaissances de l’existence d’attentes rarement explicitées. De plus, ils doivent montrer patte blanche. Et comme le relève Kafka : Pourquoi s’avancer devant un juge dont on n’a pas confiance dans le jugement ? 86 Les activités en ligne des « jeunes à risque » est un sujet largement discuté et bien financé dans le monde académique. Les jeunes migrants, surtout ceux de deuxième génération, ont été caractérisés par les chercheurs pour leur important usage des réseaux sociaux, en comparaison avec les jeunes suisses (Bonfadelli, Bucher, et al., 2007, p. 164). Adoptant plus ou moins consciemment une perspective déficitaire 71 , ces chercheurs oublient, à mon avis, d’interroger ces jeunes sur leurs motivations et la signification qu’ils donnent à leurs usages des réseaux sociaux. Uslender Production nous en apprend plus sur ce sujet : si certains jeunes adultes utilisent les réseaux sociaux de manière plus intensive que les autres, ce n’est pas leur isolement qui en est à la source. Au contraire, le potentiel de multiplication des possibilités d’interaction qu’offrent ces moyens de communication joue également un rôle non négligeable. Sans surprise, les membres du collectif décrivent les réseaux sociaux comme un moyen d’atteindre leur public (dans leur cas : des fans étrangers, la même population pour laquelle les chercheurs se font du souci pour l’activité jugée comme excessive en ligne). On peut faire le parallèle entre ces dynamiques et les phénomènes d’autoentrepreneuriat bien documentés chez les diasporas habitant dans des zones urbaines défavorisées (Eraydin, Tasan-Kok, et al., 2010). Commençant avec des préoccupations ethniques spécifiques, par exemple d’organisation familiale ou l’accès à certains produits alimentaires, elles débouchent sur une transformation en profondeur du paysage urbain (Yildiz, 2013). Bien que le rap s’inscrive dans un autre registre, des dynamiques similaires sont à l’œuvre (Reitsamer et Prokop, 2014). À travers ses vidéos ● 71 Même si ce n’est ne pas explicitement écrit, les apparences laissent penser que les auteurs considèrent a priori l’usage des réseaux sociaux principalement comme un problème. À cet égard, ce n’est pas tout à fait un hasard que la « plateforme nationale de promotion des compétences médiatiques » se concentre plutôt sur la protection des jeunes face aux risques liés aux médias que sur la variété de leurs compétences (Confédération suisse, 2015). 87 Uslender Production a réussi à mobiliser avec succès l’intérêt des migrants de la deuxième génération et à établir les bases d’une scène culturelle ; comme le revendique Baba Uslender lui-même dans ses textes : « Juan Baba U. rappe dans un allemand étranger, car tous les étrangers comprennent cet allemand »72. L’AUTODERISION COMME « SPECTACLE DE L’AUTRE » Jusque-là, la musique d’Uslender Production ne diffère pas en apparence d’autres genres de hip-hop émanant des minorités ethniques issues de sociétés post-migratoires comme le gansta- rap. Néanmoins, si les références aux expériences sociales et migratoires abondent également dans les paroles du collectif, il existe une différence en apparence ténue, mais en fait très importante entre les artistes d’Uslender Production et d’autres rappeurs issus de la seconde génération. Que devons-nous comprendre lorsque Baba Uslender se présente en ces termes : « Fait attention, putain de morveux, j’ai cassé deux fois la boxing machine au Luna-park » ? Est-ce sérieux ? Cherche-t-il à nous effrayer, à s’imposer comme le « parrain » de tous les étrangers ? « Si on apprenait à se battre à l’école, j’aurais été le premier de la classe »73. Ou bien est-ce simplement une autre manière de jouer avec les préjugés et les stéréotypes sur les jeunes migrants ? « Leasing ou non, j’ai toujours dit que j’aurais ma BMW M3 »74. Les vidéos du collectif Uslender Production génèrent d’importantes discussions sur les réseaux sociaux. Alors que certains auditeurs sont persuadés que les paroles sont ironiques et doivent être prises au second degré, d’autres les citent en ● 72 « Juan Baba U. rapt uf Uslenderdüütsch, denn so verstoht au jede Uslender Düütsch » (Baba, et al., 2012a). 73 « Gäb’s in de Schuel schlägle, wäre ich Klassebeschte » (Baba, et al., 2012b). 74 « Ich habe euch immer gesagt. Ich hole mir den BMW 3 mit oder ohne Leasing-Vertrag » (Baba et Effe, 2013). 88 exemple de l’échec de l’intégration de la deuxième génération : impolitesse, bêtise, machisme, criminalité, mauvaises manières, échec scolaire et cette fixation pour les grosses voitures rapides dont la BMW M3 est le parfait exemple. Pourtant sommes-nous vraiment sûrs d’avoir en notre possession la bonne clé de lecture ? La frontière n’est pas aussi claire que certains le pensent ; parmi des auditeurs eux-mêmes, il n’existe pas d’opposition entre Suisses et étrangers. Comme Baba Uslender me l’expliqua lors de notre entretien, il doit constamment répondre à des questions émanant de ceux que certains chercheurs appelleraient ses compatriotes (Suisses-Kosovars). Même son partenaire Ensy fut dans un premier temps irrité par le style de Baba Uslender : Avant 2011, je ne connaissais que le gansta rap venant de l’étranger. À cette époque, je ne pouvais pas m’imaginer de me moquer de moi-même en tant que kosovar- albanais. Baba Uslender était quelque chose de nouveau pour moi. Lorsque j’ai écouté sa musique, j’ai d’abord pensé que c’était bizarre. J’ai pensé qu’il avait l’air étrange et faisait des choses étranges. C’est que d’une certaine manière j’ai moi-même des préjugés sur les étrangers (rires). (Entretien avec Ensy, février 2015). Pourquoi est-ce le cas ? Pourquoi l’autodérision des minorités ethniques à la fois fascine et irrite ? Doit-on suivre Jain (2014) et considérer cette attraction/irritation comme une nouvelle forme de « spectacle de l’autre » (Hall, 1997) ? Ou est-ce seulement une blague d’initié, une invitation à se moquer des catégories, comme l’affirme à l’inverse Bower (2014) ? Il est utile de prendre du recul et de commencer par regarder comment cette dichotomie entre irritation et fascination s’articule avant de s’interroger sur le pourquoi de celle-ci. Pour la journaliste culturelle Michèle Binswanger, c’est leur apparence « sympathique » qui distingue principalement Baba Uslender et son collectif. Selon elle, ils ont réussi « à mettre en avant leur caractère albanais […] d’une manière sympa, sans cacher les aspects les plus problématiques et prétendre que « ça 89 n’a rien avoir avec nous » » (interview, février 2015). L’émission Hörpunkt sur la radio publique suisse SRF2 invita Baba Uslender à une table ronde sur l’état actuel de la langue suisse allemande. À cette occasion, la version « rap étranger » du dialecte alémanique fut présentée par l’animateur de l’émission comme « pleine d’esprit et tranchante » et « sans pitié pour les préjugés que les suisses ont sur les étrangers et les personnes ayant un passé migratoire » 75 . Le magazine Beobachter qualifia Baba Uslender de héros secret du rap suisse allemand 76 . Le journal « people » Schweizer Illustriete publia des reportages sur sa vie privée 77 . 20 Minuten titra à son tour « il choque avec une plaisanterie sur Charlie Hebdo »78. Ces exemples illustrent la large couverture médiatique de Baba Uslender. En addition à ses succès en ligne et à sa présence sur la télévision privée pour les jeunes Joiz TV (ayant depuis fait faillite), Baba Uslender apparaît également dans des quotidiens nationaux établis et des magazines au lectorat plutôt âgé. De manière intéressante, les rubriques dans lesquels il apparaît varient : la radio publique l’invite dans le programme Hörpunkt sur SFR 2, le quotidien national Tagesanzeiger parle de lui dans ses pages culturelles, dans 20 Minuten il fait la une des news, alors que Beobachter et Schweizer Illustrierte en font le sujet de ● 75 Kultur, SRF 2 (2014), Secondo-Sprech. Heimatland Mundart. Hörpunkt : Schweizer Radio und Fernseher, https://www.srf.ch/sendungen/hoerpunkt/secondo-sprech, (consulté le 11 juillet 2017). 76 Polli Tanja (2012), «Balkan-Rapper» Heimliche Helden des Mundart- Rap, Beobachter, https://www.beobachter.ch/auslander/balkan-rapper-heimliche- helden-des-mundart-rap, (consulté le 11 juillet 2017). 77 Thommen, Ramona (2012), «Wenns im TV nicht klappt, werde ich Lehrer», Schweizer Illustrierte, https://www.schweizer- illustrierte.ch/stars/schweiz/wenns-im-tv-nicht-klappt-werde-ich-lehrer, (consulté le 11 juillet 2017). 78 Beeli, Simon (2015), Baba Uslender verstört mit «Charlie Hebdo»- Witz, 20 Minuten, http://www.20min.ch/people/schweiz/story/11869420, (consulté le 11 juillet 2017). 90 reportages. Toutefois, ces différentes couvertures médiatiques ont en commun qu’elles négligent toutes la musique pour se concentrer davantage sur son statut d’étranger et de migrant. Autrement dit, Granit Dervishaj (son véritable nom) remplace Baba Uslender. Ce changement de focale n’est pas dû au hasard ou à l’intérêt de Baba Uslender pour sa propre personne (« certains Suisses ont simplement de drôles idées sur les étrangers […] et c’est ce que je leur offre »79 ). Au contraire, comme on le sait grâce à Goffman, dans l’hétérogénéité des interactions sociales il existe des attentes dominantes quant à la façon dont un individu stigmatisé doit se présenter (Goffman, 2014, p. 150). C’est à celui qui porte le stigmate que revient la tâche de faire le premier pas. Il est attendu de lui qu’il se donne en spectacle et qu’il « brise la glace ». Il doit s’auto catégoriser et garder profil bas. De cette manière, non seulement il accepte la situation, mais il évite également tout malaise en plus du stigmate qu’il porte déjà. Les individus stigmatisés connaissent très bien les règles du jeu. Ils savent exactement comment les individus non stigmatisés se sentent irrités et réagissent lorsqu’ils sont confrontés à quelque chose qui sort de leur « normalité ». C’est pourquoi dans l’anticipation du malaise des autres, ils préfèrent se mettre eux- mêmes des limites. En montrant ainsi leur bon vouloir et en reconnaissant à ce à quoi ils appartiennent, ils participent fondamentalement à maintenir la réalité sociale et à renforcer la différence insurmontable entre normalité et anormalité, entre le soi et l’altérité. L’aspect ethnocomique de la production de Baba Uslender n’échappe pas à la dynamique du stigmate. J’exagère peut-être le trait en parlant de personnes stigmatisées pour les jeunes issus de la migration. Cependant, le discours scientifique et social sur cette population suggère fortement l’existence d’un tel stigmate. De la même manière ce que Rios (2015, p. 63) appelle le ● 79 « Ein paar Schweizer haben einfach ein komisches Bild des Ausländers […] und das gebe ich ihnen » (Baba Uslender in : SRF 2 Kultur, 2014). 91 « complexe de contrôle de la jeunesse » 80 , ces jeunes adultes doivent faire face à une double stigmatisation : ils ont non seulement moins de chance d’accéder à un haut niveau d’éducation et à l’emploi, mais, de plus, leurs échecs futurs sont quotidiennement anticipés par l’ensemble de la société, notamment les acteurs institutionnels tels que les professeurs, les policiers, les médias et les politiciens. De la même manière, la recherche académique se penche sur ces jeunes de la seconde génération en les considérant comme des « jeunes à risque ». Les artistes d’Uslender Production ont conscience de ces puissantes asymétries à l’œuvre dans les processus de catégorisation. Ils sont également conscients que leur échec est attendu. Alors, pourquoi se priver d’en rire ? Comme le fait remarquer Ensy : « je ne suis pas intégré, je suis victime de discrimination et pourtant je parle comme si j’avais étudié l’allemand à l’Université »81. Dans ces paroles, il exprime non seulement la conscience de sa propre discrimination et/ou son désir de montrer qu’il est après tout « normal », mais également sa connaissance de l’étroitesse d’esprit du discours scientifique sur sa manière d’être et celle de ces pairs. En faisant ça, il met ainsi en avant sa maitrise de la langue dominante (je parle comme si j’avais étudié l’allemand à l’Université), tout en désavouant la croyance du dominant que sa langue ne peut être apprise que de façon institutionnelle. ● 80 Le « youth control complex » est un concept développé par le sociologue Victor Rios (2015, p. 63). Dans le cadre de sa recherche sur les jeunes « latinos » et « noirs » à Auckland en Californie, Rios démontre comment la main punitive de l’état (le système pénitentiaire) et la main nutritive de l’état (le système éducatif) vont de pair pour criminaliser, stigmatiser et condamner les jeunes issus des quartiers. Ces institutions possèdent un répertoire juridique et un pouvoir de catégorisation qui leur permettent non seulement d’étiqueter ces jeunes comme étant à risque, mais également de les traiter comme tel. 81 « Ich bi nid integriert, wird diskriminiert und red dennoch als hät ich Germanistik studiert » (Baba, et al., 2012a) 92 C’est pourquoi sur la base de la théorie de Goffman, l’autodérision peut être comprise comme une stratégie, une manière de briser la glace. En ne le définissant pas comme un acte de soumission unidimensionnel, Willis permet de prolonger l’interprétation : la plaisanterie82 requiert de remettre en question les structures de pouvoir existantes tout en évitant de provoquer un malaise. Comme je l’ai mentionné précédemment, les personnes stigmatisées connaissent trop bien les règles du jeu. C’est pourquoi elles préfèrent peut-être s’éviter un travail supplémentaire et anticiper les piètres compétences interactionnelles de leurs homologues, comme une manière de dire : « c’est bon les enfants, je connais vos limites, pas de souci, maintenant s’il vous plait continuons ». À un moment, le public a commencé à réagir fortement à nos propos. On nous prenait pour des étrangers faisant des blagues sur les étrangers, alors que nous questionnions les préjugés communs sur les étrangers en les reproduisant. Ce que je veux dire : comment peux-tu réagir d’une autre manière lorsque quelqu’un essaye sans arrêt de t’offenser et continue de te traiter de connard ? Là, tu réagis juste en répondant « Okay mec, je t’ai eu ». (Entretient avec Ensy, février 2015). Dans une strophe, Baba Uslender envoie un message qui déforme son autodérision ambiguë (« Certains Suisses auraient ● 82 Dans son travail sur la culture prolétaire anglais, Willis (1981, p. 29) souligne que plaisanter est une compétence informelle essentielle et rependue chez la majorité des enfants issus des classes populaires. Ils ne savent pas seulement gérer ces situations difficiles et/ou sans espoir : « Si tu es capable de plaisanter, si tu peux te moquer de toi, je veux dire de manière vraiment convaincante, cela te permet de te sortir de millions de choses […] Tu peux devenir complètement taré si tu ne plaisantes pas de temps en temps », dans le même temps « plaisanter leur permet également de se différentier et de tracer une frontière avec “eux“, les autres (on peut les faire rire, mais ils ne sont pas capables de nous faire rire). Plaisanter masque donc aussi une manière subversive et ironique de questionner le régime d’autorité, en évitant une confrontation ouverte. Comment pourrait-on punir quelqu’un pour avoir seulement plaisanté ? 93 bien besoin de prendre une douche froide, car pour eux le racisme est un besoin, comme pour nous le fait de traîner à la gare »83). À travers ces lignes, il pointe à la fois l’attitude raciste dominante dans la population et les préjugées sur le comportement habituel des jeunes hommes issu de la seconde génération. Les membres d’Uslender Production savent où porter leurs coups. L’« autodérision », ce n’est pas uniquement se moquer de soi, mais également des autres qui sont « comme soi ». Par principe, ils refusent de trancher sur la nature, ironique ou sérieuse, de leurs propos, reproduisant ainsi l’hégémonie du « spectacle de l’autre ». L’autodérision pousse son public sur une pente glissante. Elle ne produit pas uniquement un amusement inoffensif. Les artistes ouvrent un espace d’ambigüité et amènent l’audience à réagir. « GENTRIFICATION MUSICALE » Le succès de la musique d’Uslender Production aussi bien sur les réseaux sociaux que dans les médias établis est très impressionnant. Par ailleurs, au printemps 2013, leur album « Zrugg in Summer » (de retour en été), produit et distribué par le collectif lui-même, s’installa au quatrième rang des charts suisses. Ils gagnèrent également de nombreux prix : par exemple le prix du public pour le meilleur clip suisse 2013 au festival M4music avec la vidéo de « Würsch sie » (souhaitez-vous) produite par Harris Dubica ; ou encore Baba Uslender et son frère Soldi furent récompensés par le Kickass-Award de la radio 3Fach après avoir reçu la majorité des votes du public. Toutefois, leur musique ne réussit à pénétrer l’industrie musicale helvétique qu’au mieux de manière marginale. Le collectif ne fut en effet que peu inclus dans la programmation quotidienne des radios et ne reçut aucune invitation de la part des festivals majeurs de ● 83 « Manchi Schwiizer bruche e kalti Duschi, den für sie Rassismus isch ein muss wie für uns e Banhofsrundi » (Baba, et al., 2012c). 94 Suisse allemande comme l’Openair Frauenfeld, Openair St. Gallen ou le Bad Bonn Kilbi. Les membres du collectif eux-mêmes restèrent frustrés par les raisons avancées par les principales radios commerciales pour justifier leur choix (Preite, 2016, p. 388). On leur répondit que leur audience n’était pas suffisamment importante. Ou bien, les programmateurs ne programmèrent que leurs titres les plus drôles comme la « Chanson des embouteillages » (Stausong), laissant de côté les morceaux les plus critiques et tranchants (« Ta qi Nonen » ou « F.k your mother »). Les membres du collectif ne trouvèrent qu’une explication à ce rejet partiel : « La Suisse n’est pas prête pour des créatifs issus de la migration » (entretient avec Ensy, février 2015). Malgré leur succès public impressionnant – tous leurs prix furent le résultat d’un vote du public ou directement des ventes, jamais d’un vote d’un jury – ils avaient échoué, selon leurs propres dires, à se faire une place dans l’ordre culturel et musical établi. Ces ambivalences et ces contradictions nous rappellent combien le fait de se produire en public peut être vu comme un privilège contesté au sein de la scène musicale suisse. Il serait trop simple de considérer Baba Uslender et Uslender Production comme une mode qui tôt ou tard devait se terminer. Cela est d’autant plus le cas lorsqu’on considère la position paradoxale dans laquelle se trouve un candidat à l’ascension sociale dans un monde de l’art : il se doit d’acquérir un certain capital culturel pour accéder aux espaces légitimes et ce sont justement ces efforts qui le stigmatisent comme un arriviste, délégitimé par sa « bonne volonté culturelle » (Bourdieu, 2007). Cependant, c’est peut-être exactement cette position d’outsider de Baba Uslander qui permet à d’autres de récolter les fruits qu’Uslender et son collectif ont semés. Le fait de légèrement transformer leurs discours habituels (sur les jeunes au passé migratoire ou sur les rappeurs) a permis aux journalistes culturels établis et aux promoteurs reconnus (autant qu’à l’auteur de ce chapitre) de renforcer leur position. Une touche d’hérésie peut être bienvenue… un hérétique en personne l’est moins. 95 Pour ces raisons, il me semble donc que l’on peut comprendre ces dynamiques de réception, de (re-)interprétation et d’occupation symbolique de Baba Uslender comme une forme de « gentrification musicale » (Dyndahl, Karlsen, et al., 2016). Développé comme une adaptation du concept de l’embourgeoisement utilisé en sociologie urbaine pour analyser le champ artistique, ce terme décrit les dynamiques déséquilibrées d’appropriation symbolique et matérielle. Pour ce que l’on appelle les cultures ou les musiques « populaires », ce processus d’incarne notamment par leur institutionnalisation scolaire et académique qui contribue non seulement à exclure les musiciens d’origines ainsi que leurs audiences, mais provoque également une course au profit parmi les membres d’une nouvelle élite émergente ; dans ce cas, les enseignants dans les conservatoires et leurs étudiantes. Adapté aux cas de Baba Uslender, ce concept nous permet de mieux saisir comment en fin de compte ce qu’a été formulé par des « jeunes à risque » comme une conquête d’un pouvoir d’agir est accaparée par des journalistes, des promoteurs et des académiques appartenant à une élite (émergente). À cet égard ce n’est peut-être pas par hasard que Baba Uslender n’attendait pas beaucoup grand-chose (pour ne pas dire presque rien) de mon intérêt scientifique pour sa musique. Néanmoins, il accepta de discuter avec « Einstein ». Peut-être faudrait-il simplement lui rendre l’appareil ? CONCLUSION Ce chapitre traite de Baba Uslender, un jeune rappeur, comme un exemple de production culturelle de jeunes secondos jouant avec leur image d’étranger ou de migrant. Même si Baba Uslender et son collectif ne représentent qu’un segment du champ musical Suisse, analyser leur musique est néanmoins une manière de mieux comprendre le fonctionnement du champ dans son ensemble. Pour ce faire, ce chapitre repose sur une enquête de terrain menée à partir des observations en ligne et 96 d’entretiens et propose de combiner l’approche des cultural studies de Paul Willis (1978, 1981) avec la théorie des champs de Pierre Bourdieu (1992, 1993). En résumé, ce chapitre met en évidence trois résultats principaux. En premier lieu, la production et réception en ligne de Baba Uslender prennent la forme d’une conquête d’une puissance d’action (empowerment) de ces jeunes issus de la migration et trop souvent simplement étiquetés comme des « jeunes à risque ». À l’opposé de ce discours, le cas Baba Uslender illustre ce qui peut aussi arriver, lorsque ces jeunes se saisissent des réseaux sociaux pour s’exprimer et diffuser leur propre production artistique, participant ainsi à réinventer la musique. Ensuite, le succès de Baba Uslender se caractérise par une créativité nourrie par l’autodérision, l’absurdité et le sérieux. Ce mélange correspond à ce qu’on peut appeler le « spectacle de l’autre » (Hall 1997). Autrement dit, et à partir de Goffman (2014) et de Willis (1981), on peut comprendre cette production comme une stratégie d’appropriation des stigmates que portent ces « jeunes issus de l’immigration », « à risque ». Pour finir, en tant que nouvel entrant, Baba Uslender est réinterprété de différentes manières par les autres acteurs du champ musical et culturel suisse. Si sa musique a fait beaucoup parler d’elle, elle reste peu diffusée, par exemple sur les radios commerciales. Cette réalité rappelle ce que Dyndahl, Karlsen, Nielsen et Skarberg (2016) ont analysé comme une « gentrification musicale ». À cet égard, ce chapitre décrit également une forme d’embourgeoisement des musiques populaires et dans ce cas du rap. Pour autant, il nous reste encore à mieux comprendre les logiques qui nourrissent ce processus d’embourgeoisement. 97 BIBLIOGRAPHIE Bonfadelli Heinz, Bucher Priska et Piga Andrea (2007), Use of Old and New Media by Ethnic Minority Youth in Europe with a Special Emphasis on Switzerland, Communications, 32, pp. 141-170. Bourdieu Pierre (1992), Les régles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris : Édition du Seuil. Bourdieu Pierre (1993), Über einige Eigenschaften von Feldern, in Soziologische Fragen, Frankfurt am Main : Suhrkamp, pp. 107-114. Bourdieu Pierre (2007), Die Erben. Studenten, Bildung und Kultur, Konstanz : UVK-Verlagsgesellschaft. Bower Kathrin (2014), Made in Germany : Integration as Inside Joke in the Ethno-comedy of Kaya Yanar and Bülent Ceylan, German Studies Review, 37(2), pp. 357-376. Confédération suisse (2015), Jeunes et médias. 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DISCOGRAPHIE Baba Uslender, Effe et Ensy (2012a), Heb de Latz, YouTube : Uslender Production, [en ligne], https://www.youtube.com/watch?v=BuwpF- l4teU, (consulté le 23 août 2017). Baba Uslender, Ensy et Effe (2012b), Kingz, YouTube : Uslender Production, [en ligne], 99 https://www.youtube.com/watch?v=zz202jJMhus, (consulté le 23 août 2017). Baba Uslender, Ensy et Effe (2012c), Schwarzi Schoof, YouTube : Uslender Production, [en ligne], https://www.youtube.com/watch?v=Y290aZaYW-8, (consulté le 23 août 2017). Baba Uslender et Effe (2013), M3 Song. YouTube : Uslender Production, [en ligne], https://www.youtube.com/watch?v=ijqEiZ- AJGo, (consulté le 23 août 2017). 101 VIES MUSICIENNES : PORTRAIT DES MUSICIEN.NE.S ORDINAIRES EN SUISSE ROMANDE par Marc Perrenoud et Pierre Bataille Si la perspective culturaliste connaît un succès mérité dans l’approche des musiques actuelles en Suisse (comme en témoignent plusieurs chapitres de cet ouvrage), on en sait encore très peu sur les caractéristiques sociales des musicien.ne.s qui peuplent les scènes du pays, sur le déroulement de leurs carrières et sur la structure du groupe professionnel qu’ils/elles composent. Le présent texte vise à dresser un premier bilan de l’enquête Musicians LIVES et à en exposer les principaux résultats sous la forme d’un « portrait sociologique » des musicien.ne.s ordinaires en Suisse romande. Élaboré par Marc Perrenoud en 2011-2012, le projet Musicians LIVES s’est développé à l’Université de Lausanne en interne au PRN LIVES84 à partir de 2012 sous notre responsabilité commune, associant jusqu’à sept personnes en simultané pour le travail d’enquête de terrain et de traitement ● 84 Cette publication a bénéficié du soutien du Pôle de recherche national LIVES – Surmonter la vulnérabilité : Perspective du parcours de vie, financé par le Fonds national suisse (numéro de subside : 51NF40- 160590). Les auteurs remercient le Fonds national suisse de la recherche scientifique de son aide financière. L’enquête Musicians LIVES a été élaborée par Marc Perrenoud dans le cadre d’un groupe de recherche en sociologie du travail interne au PRN LIVES et dirigé par Nicky Le Feuvre, qu’elle en soit remerciée. 102 des données85. Ce projet a été pensé comme un prolongement des recherches ethnographiques menées en France entre 1997 et 2005 par Perrenoud alors qu’il était à la fois musicien « faisant le métier » à la contrebasse et/ou la basse électrique dans de nombreuses formations (plus de six cents prestations en public, autant de répétitions, quelques albums et tournées, dans des styles allant du jazz manouche à l’électro-noise) et étudiant puis doctorant en anthropologie sociale (Perrenoud, 2007). Les principaux résultats de l’enquête ethnographique en France ont servi de base pour s’intéresser aux « musicien.ne.s ordinaires » en Suisse : ceux, ni riches ni célèbres, qui peuplent les degrés inférieurs de la pyramide professionnelle en étant à la fois les moins visibles et les plus nombreux. Après avoir rapidement présenté la méthodologie de l’enquête, nous examinerons d’abord les principales caractéristiques de notre population dans son rapport au travail et à l’emploi, avant de montrer comment se dégagent trois grands types de carrières musicales. Nous aborderons enfin les propriétés sociales distinctives, celles qui « font la différence » et (pré)disposent plus ou moins à suivre tel ou tel type de carrières. METHODOLOGIE DE L’ENQUETE L’enquête Musicians LIVES s’est déroulée en deux phases principales. Phase 1. En 2012-2013, nous avons pu recruter deux personnes en Master avec un statut d’assistant-étudiant. Pendant un an, elles ont mené parallèlement à nous des observations de terrain et des entretiens exploratoires en Suisse romande qui ont alimenté le travail de pré-enquête. Leurs deux mémoires ont porté sur les carrières des femmes musiciennes pour l’un ● 85 Nous souhaitons remercier chaleureusement les personnes ayant participé à l’enquête : Karen Brändle, Jérôme Chapuis, Sara Cordero, Frédérique Leresche et Noémie Merçay. 103 (Chapuis, 2014) et pour l’autre sur la perception des carrières de musicien.ne.s ordinaires par leur entourage familial (Leresche, 2014). En parallèle, nous avons mené des observations liées à nos propres activités musicales : Bataille, guitariste, a enregistré un album en studio à Genève et joué dans différentes salles avec son groupe de rock indie ; Perrenoud a joué et enregistré dans différents lieux, bars, salles de concert et festivals avec un trio de musique improvisée radicale. Cette première phase nous a permis de dégager des indicateurs pertinents qui ont été mobilisés dans la phase 2. Phase 2. En 2013-2014, nous avons recruté trois personnes supplémentaires qui ont grandement contribué à la deuxième phase de l’enquête. Désirant aller au-delà du type de résultats que l’enquête ethnographique de Perrenoud en France avait pu produire, nous avons souhaité mettre en place une deuxième phase plus quantitative, ou du moins relevant des méthodes mixtes. Considérant que notre population d’enquête n’était inscrite sur aucun registre, que la définition même de ce qu’est un « musicien » faisait partie des aspects à étudier et que les enquêtes statistiques existantes sur la population suisse (type Panel suisse des ménages) avaient un niveau de granularité inadapté à la saisie de données concernant un groupe professionnel marginal, nous avons opté pour un échantillonnage « par réseau », en demandant à chaque musicien rencontré de nous dire avec qui il avait collaboré (i.e. joué en étant rémunéré) au cours des douze mois précédents. En rencontrant deux à trois personnes parmi les musicien.ne.s cité.e.s et en reproduisant l’opération, nous avons pu dresser une cartographie du réseau romand comportant plus de 1200 individus (voir plus loin) parmi lesquels 120 ont été rencontrés jusqu’au printemps 2015. Nous avons élaboré un protocole d’enquête mixte basé sur l’usage de calendriers de vie (Barbeiro et Spini, 2015), supports visuels sur lesquels l’enquêté et l’enquêteur notaient ensemble pendant l’entretien toute une série d’éléments relatifs à la carrière du musicien et qui, combinés à un bref questionnaire sociodémographique et une grille d’analyse des revenus (voir plus loin), nous ont permis de produire des 104 données standardisées dans le cadre d’entretiens directifs enregistrés. Les données à la fois quantitatives et qualitatives ainsi recueillies sont d’une richesse et d’une précision exceptionnelles concernant ce type de population. Précisons que chacune des personnes recrutées pour enquêter avec nous possédait, outre ses compétences en sciences sociales, une bonne connaissance du milieu musical suisse romand soit par sa propre activité musicale, soit par son activité de programmation de groupes dans des lieux de musique (un bar musical à Genève et une salle de concert dans le Jura). Cet élément a probablement été déterminant dans la réussite de notre projet dans la mesure où il a permis d’instaurer une relation d’enquête fructueuse entre enquêteurs et enquêtés dans le cadre d’un protocole méthodologique pourtant assez lourd, comme on vient de le voir. CARACTERISTIQUES DE LA POPULATION : FORMATION, EMPLOI, REVENUS Nous allons montrer ici comment la population enquêtée se distingue de la moyenne suisse dans trois domaines liés au travail : la durée de formation, la stabilité de l’emploi et le niveau de revenu. Pour ce faire, nous utiliserons notamment les données de l’enquête suisse sur la population active (ESPA) publiée en 2016 (OFS, 2016b). DES MUSICIEN.NE.S BIEN FORMES Les musicien.ne.s que nous avons rencontrés ont souvent un niveau de qualification élevé, comme l’indique le tableau suivant (tableau 4) présentant le plus haut diplôme obtenu dans la population Musicians LIVES et dans celle de l’enquête suisse sur la population active (ESPA) de 2013. 105 Tableau 4 : Niveau de formation des musicien.ne.s au regard de la population active en 2013. Musicians LIVES ESPA (2013) Ecole obligatoire 8 13 Certificat fédéral de capacité (CFC) 13 34 Maturité gymnasiale ou professionnelle 20 11 Hautes écoles spécialisées et université 59 36 Autres et NR - 6 Lecture : Au sein de notre échantillon, 59% des personnes interrogées sont diplômées d’une haute école spécialisée ou de l’université. Alors que la population suisse est globalement répartie en deux groupes équivalents à environ 50% en dessous de la maturité et 50% au niveau de la maturité gymnasiale ou professionnelle et au-dessus (HES et université), les musicien.ne.s enquêté.e.s sont environ 80% à atteindre ou dépasser la maturité. À chaque extrémité du spectre, l’écart est très important puisque la proportion de musicien.ne.s n’ayant pas dépassé l’école obligatoire est presque deux fois moins importante que dans la population active et que, à l’inverse, les musicien.ne.s sont près de 60% à avoir fréquenté une haute école ou une université. Cette donnée est importante, car, même si l’exercice du métier de musicien ne requiert aucune « licence » (Hughes, 1996) ou diplôme professionnel (en dehors des postes de salarié permanent des orchestres « classiques »), on voit que la population des musicien.ne.s que nous avons rencontrée dispose d’un niveau de formation élevé, ce qui tendrait à la placer parmi les groupes professionnels hautement qualifiés. On observera en outre la tendance à la formalisation et à l’institutionnalisation de l’offre de formation musicale, via notamment la transformation des conservatoires de musique en hautes écoles de musique (HEMU) et l’inclusion de certaines écoles (l’École de jazz et musiques actuelles – EJMA – à Lausanne par exemple) à ce cursus académisé. 106 UN EMPLOI MUSICAL PRECAIRE ET FRAGMENTE Le travail musical peut prendre des formes très diverses, allant des prestations sur scène à l’enseignement en passant par des sessions de studio ou des commandes de composition, nous y reviendrons dans la partie suivante de ce texte. Toutefois, à ces différentes activités correspondent des statuts d’emploi différents puisque les musicien.ne.s peuvent être salariés permanents, salariés intermittents, travailleurs indépendants, voire cumuler certains de ces statuts. Il existe en Suisse un dispositif d’assurance-chômage spécifique destiné aux salariés intermittents des mondes du spectacle et de la presse (journalistes notamment). Toutefois les musicien.ne.s ne sont que très rarement en mesure de bénéficier de ce régime spécifique dans la mesure où l’exercice de leur activité implique un emploi trop fragmenté. Contrairement aux danseurs et comédiens qui connaissent des périodes d’emploi de plusieurs jours d’affilée à l’occasion de créations dans des théâtres ou des salles de spectacle subventionnées, les musicien.ne.s ne sont jamais payés pour répéter (ils le font en général dans un local privé) et ils/elles accumulent des engagements professionnels ponctuels, un soir dans un café- concert, quelques jours plus tard un autre soir dans un festival ou pour animer une soirée privée, etc. En conséquence, ils sont rares à bénéficier du régime spécifique d’assurance-chômage (que d’aucuns appellent « l’intermittence suisse » par référence au système français d’indemnisation du chômage des salariés intermittents du spectacle) : moins de 5% de la population étudiée émarge au « chômage des artistes » en tant que salariés intermittents. Les autres, soit l’écrasante majorité, ont un statut d’indépendant, parfois combiné avec un salariat permanent, mais avec un taux d’occupation très faible, par exemple 20% pour une journée de cours hebdomadaire dans une école de musique. Cette situation est le signe d’une forme d’indétermination de l’inscription sociale du groupe professionnel dans son ensemble. En effet, si on peut considérer avec Hughes (1996) qu’un métier 107 est un faisceau de tâches, il est fréquent pour les musicien.ne.s ordinaires d’avoir affaire à des faisceaux de tâches radicalement distincts, tant la diversification de l’activité professionnelle est monnaie courante. On peut distinguer avec Jeanine Rannou et Ionela Roharik trois grandes modalités de la diversification de l’activité (Rannou et Roharik, 2006 ; Bureau, Perrenoud, et al., 2009) : la « polyvalence » qui consiste à exercer un même métier selon différentes modalités (par exemple un musicien interprète qui joue différents styles musicaux, éventuellement sur différents instruments, qui multiplie les groupes, etc.), la « pluriactivité » qui consiste à exercer différents métiers dans le même espace professionnel (par exemple un musicien qui travaille tour à tour comme compositeur, interprète et enseignant), et la « multiactivité » qui combine un emploi hors des mondes de la musique avec le travail musical (guitariste et comptable par exemple). Ces différentes formes de diversification de l’activité professionnelle sont très présentes chez les musicien.ne.s enquêté.e.s. Cette diversification est le signe d’une précarité structurelle face à laquelle on multiplie les ancrages pour renforcer sa stabilité professionnelle et pérenniser sa carrière. La polyvalence est une situation normale pour la plupart des musicien.ne.s qui sont à même de jouer des styles musicaux très différents, dans divers projets, pour multiplier les engagements, à la manière de ce qui avait pu être montré concernant les musicien.ne.s ordinaires en France (Perrenoud, 2007). Mais la pluriactivité est, elle aussi, très présente, notamment dans la formule associant le travail d’interprète et l’enseignement musical qui concerne 54% de nos enquêtés. Ce point est particulièrement intéressant à relever puisque les enquêtés qui enseignent, même avec un taux d’occupation important (parfois 60%, voire 80%) ne voient pas pour autant leur légitimité d’interprète ni leur identité de musicien remise en cause : ils/elles sont des musicien.ne.s à part entière, bien intégrés au réseau professionnel, contrairement à ce que l’enquête ethnographique avait pu montrer il y a quinze ans en France, où l’ouverture des droits à l’indemnisation des salariés intermittents du spectacle est 108 conditionnée à la déclaration d’une activité sur scène suffisamment importante, ce qui conduit à distinguer clairement les « musicien.ne.s » des « profs de musique ». La multiactivité, quant à elle, atteint une prévalence de 40% dans la population enquêtée, ce qui signifie que quatre musicien.ne.s sur dix ont un emploi hors-musique. Cette dernière information semble indiquer une grande plasticité de l’identité de musicien et confirmer l’existence d’un continuum entre « amateurisme » et « professionnalisme » encore plus nettement qu’en France (Perrenoud, 2007). Selon les cas, cette activité hors musique peut représenter 10% à 90% des revenus des enquêtés. DE FAIBLES NIVEAUX DE REVENU À l’inverse de leur niveau de formation, le niveau de revenu des musicien.ne.s enquêté.e.s est assez nettement en dessous de ce que l’on trouve dans l’ensemble de la population en Suisse comme le montre le tableau suivant concernant les revenus mensuels (tableau 5). Tableau 5 : Niveau de revenu des musicien.ne.s au regard de la population active en 2013 Musicians LIVES ESPA (2013) Premier quartile CHF 2001-3000 CHF 2001-3000 Deuxième quartile (Médiane) CHF 3001-4000 CHF 4001-5000 Troisième quartile CHF 4001-5000 CHF 5001-6000 Lecture : 50% des personnes interrogées gagnent 3000.- CHF ou plus. On constate que les revenus sont nettement moins élevés parmi les enquêtés de Musicians LIVES que dans l’ensemble de la population puisque la moitié de nos enquêtés gagne 3000 à 4000 francs par mois ou moins (tous types revenus musicaux et non musicaux compris) alors que la mesure pour l’ESPA donne une médiane plus élevée de 1000 francs. De même un quart des musicien.ne.s seulement se situe dans la tranche de plus de 4000 francs par mois (troisième quartile). Si quelques individus (soit 109 particulièrement bien insérés dans le monde professionnel, soit ayant un emploi hors musique à temps partiel bien rémunéré) gagnent plus de 5000 francs par mois, cette tranche représente le seuil au-dessus duquel se situe un quart de la population active en Suisse86. Avec un revenu mensuel médian de 1000 francs inférieur à celui du reste de la population active et un niveau moyen de diplôme nettement supérieur, la population des musicien.ne.s en Suisse romande vit une situation de précarité marquée par la fragmentation de l’emploi et du revenu. En effet, les formes d’emploi étant diverses, les sources de revenus le sont aussi et c’est par l’analyse de la composition des faisceaux de revenus que nous avons le plus efficacement saisi la diversité des figures professionnelles et des types de carrières des musicien.ne.s ordinaires. FAÇONS D’ETRE MUSICIEN : TROIS GRANDS TYPES DE CARRIERES Un outil nous a été particulièrement utile pour distinguer les grands types de carrières qui structurent l’espace professionnel : l’analyse de la composition des revenus musicaux. Nous avons repris la typologie élaborée par les chercheurs de l’organisation Future of Music Coalition (FOMC) à l’occasion d’une enquête en ligne menée entre janvier 2012 et décembre 201487. À l’instar de ● 86 Les valeurs proposées lors de l’enquête Musicians LIVES comportaient quatre tranches : moins de 2000.- par mois, 2001 à 3000, 3001 à 4000 et plus de 4001.- par mois. La tranche 3001-4000 rassemble la plus grande partie de la population ce qui explique qu’elle constitue à la fois la médiane et qu’elle agrège la population au- dessus des 25% les plus pauvres et en dessous des 25% les plus riches. 87 Cette enquête a touché plus de 5000 répondants, malheureusement sans aucune maîtrise de la représentativité de l’échantillon. Pour plus d’informations, voir : http://money.futureofmusic.org/, (consulté de 26 août 2017). 110 nos collègues américains et en accord avec eux, nous avons utilisé les huit catégories suivantes : cachets (rémunération à la prestation soit comme salarié intermittent soit comme indépendant), salariat permanent (autre qu’enseignement, par exemple un 40% comme salarié d’une association culturelle), enseignement (en école ou en cours particuliers), sessions pour autrui (accompagnement occasionnel de tiers sur scène ou en studio), composition et arrangement (commandes et/ou droits d’auteur et de diffusion), vente d’enregistrements (physiques ou numériques), vente de produits dérivés (T-shirts, affiches, etc.) et autres. À cette liste nous avons ajouté deux catégories de revenus. La première, le chômage des artistes (qui n’existe pas aux USA) et la deuxième, les revenus liés aux tâches techniques (ingénieur du son, lumières…) étant donné que ce type d’activité rémunéré était occasionnellement mentionné dans le faisceau de tâches de certains musicos français au début des années 2000 (Perrenoud 2007). Lors de chaque entretien nous avons demandé à l’enquêté.e de remplir un diagramme dans lequel apparaissaient les dix catégories de revenu musical pour faire apparaître la composition de son faisceau de revenus et les valeurs relatives des différents revenus. Si l’agrégation des diagrammes remplis par tous nos enquêtés produit un faisceau de revenus « moyens » où les cachets et l’enseignement arrivent nettement au premier rang des sources de revenus, il est particulièrement intéressant d’opérer des regroupements par clusterisation. Grâce aux analyses représentées sur la figure 1, On voit alors apparaître très clairement trois grands types de carrières, trois façons d’être musicien. 111 Figure 1 : Trois clusters de revenus musicaux Lecture : Pour plus de la moitié des musicien.ne.s regroupés dans le cluster 1 (clust1), les cachets représentent plus de 90% des revenus musicaux. ARTISANAT MUSICIEN Un premier groupe qui rassemble un peu plus du tiers des enquêté.e.s (35% - clust1) émerge très clairement pour dessiner une première modalité d’exercice du métier de musicien, modalité principalement marquée par le jeu en public. En effet, les membres de ce groupe tirent en moyenne près de 90% de leurs revenus des prestations en public payées au cachet, en général avec un statut d’indépendant. Les autres sources de revenus sont marginales, l’enseignement musical n’étant pas pratiqué par tous les membres du groupe, loin s’en faut, et ne comptant que pour 3% en moyenne dans le revenu de ces musicien.ne.s qui jouent entre cent et deux cents fois par an en public. 112 Par ailleurs, parmi les renseignements que nous demandions à nos enquêtés, figurait pour chaque collectif de travail (groupe, orchestre, etc.) dans lequel ils avaient joué le « type de répertoire ». Cette typologie n’est pas basée sur le style musical (que nous avons renseigné par ailleurs), mais sur le fait de jouer soit des compositions originales, soit des reprises à l’identique de l’original enregistré, soit enfin des reprises arrangées, des morceaux préexistants, mais réappropriés par les interprètes qui en donnent une version singulière88. Les analyses de réseau que nous avons pu mener par ailleurs montrent que cette différenciation par le degré de singularité et l’accès à la création originale est plus discriminante que le style musical, tant il est possible de jouer, par exemple, du « rock » ou du « jazz » dans des formes très diverses et renvoyant à des postures très différentes selon que l’on fait du rockabilly ou des classiques du cool jazz pour animer des mariages ou bien que l’on joue du hardcore ou du free dans des squats (Perrenoud, 2006, 2013). Si l’on s’intéresse au type de répertoire joué par les musicien.ne.s qui peuplent ce premier cluster, on constate qu’ils jouent plus souvent que les autres des reprises ou éventuellement des reprises arrangées. Pour la plupart des musicien.ne.s du premier groupe, il s’agit de jouer aussi régulièrement que possible en public, en vendant une prestation de service impliquant d’interpréter un répertoire préexistant et des morceaux connus du public, au mieux pour jouer dans un bar musical ou une fête de village, souvent pour animer des fêtes privées (anniversaires, mariages, enterrement de vie de garçon ou de jeune fille) et au pire pour fournir un fond sonore agréable ne gênant pas le déroulement d’un événement dans lequel la présence de musique live n’est qu’un élément parmi d’autres, apportant une plus-value symbolique, mais sans que personne n’écoute véritablement (ni n’applaudisse, évidemment). ● 88 Nous avons aussi inclus dans ce dernier idéal-type les « standards » du jazz (périodes swing, bop et hard-bop). 113 Parmi les membres de ce premier cluster que nous avons désignés comme des « artisans de la musique », on trouve par exemple Roberto, 43 ans en 2014, chanteur d’origine italienne vivant à Genève depuis quinze ans. Il a commencé sa carrière dans le nord de l’Italie au début des années 1990 comme « chanteur de charme » (« un peu crooner » dit-il en entretien), a enregistré un album, mais dit s’être fait « arnaquer » par ses producteurs. Il est ensuite venu s’installer en Suisse, intégrant un quartet vocal zürichois avec lequel il connaît un certain succès, jouant un répertoire jazz, soul et pop à la radio et dans des salles de concert parfois assez importantes. Cette expérience a duré quelques années et lui a permis de se faire connaître par différents employeurs (organisateurs de concerts, mais aussi réalisateurs radio). Suite à l’arrêt de ce quartet, il s’installe à Genève et sous divers pseudonymes (Rob, Robson, Bobby Tennessee, Memphis Bert) monte différents projets en solo, en s’accompagnant à la guitare avec parfois un play-back instrumental, principalement autour du répertoire country et rock’n’roll de Elvis Presley et Johnny Cash. Depuis plus de dix ans, il accumule les engagements pour des animations diverses (nous l’avons rencontré un samedi matin alors qu’il jouait sur une petite scène en bordure d’un marché lausannois, engagé par le service culturel de la commune), ainsi que les emplois à la radio pour enregistrer des voix, principalement pour la publicité. ENSEIGNEMENT MUSICAL Le deuxième grand profil de musicien qui apparaît dans les clusters (clust2) regroupe un peu plus de 39% de la population. Il est nettement marqué par une source principale de revenu musical, l’enseignement, et une source secondaire, les cachets. Nous avons expliqué dans la première partie de ce texte que l’enseignement musical était intégré au faisceau de tâches qui constitue le métier de musicien en Suisse, et de fait, comme le montrent les données présentées dans la figure ci-dessus (figure 1), si le groupe des enseignants tire la majorité de ses revenus de 114 l’activité pédagogique (un peu plus de 60% en moyenne), ses membres sont bien actifs sur scène (plus de 25% du revenu en moyenne). Les enseignants font bien partie du réseau professionnel, ils/elles sont des musicien.ne.s à part entière dans un pays où la faible taille du territoire et la fragmentation géographique importante (entre aires linguistiques et entre cantons) réduit les possibilités de « tourner » suffisamment pour vivre de la scène, à moins de développer une activité proche du service d’animation à la manière des artisans. En revanche, la Suisse compte un grand nombre de musicien.ne.s strictement amateurs puisque près de 20% des habitants de plus de 15 ans déclarent pratiquer un instrument (OFS, 2016a), ce qui constitue une source d’emploi importante pour les musicien.ne.s enseignante.es. Parmi eux, nous avons rencontré Henri, 55 ans en 2014, pianiste vivant dans un des principaux bourgs du Gros-de-Vaud, enseignant « depuis toujours » (dit-il en entretien) plusieurs jours entiers par semaine, dirigeant un chœur dans un village voisin et jouant régulièrement sur scène un répertoire allant de la musique classique au jazz moderne, en solo ou dans de petites formations (trio, quartet), une trentaine de fois dans l’année. Il dit jouer en public « pour le plaisir », mais il est un des pianistes les plus reconnus du canton de Vaud, dont les qualités d’instrumentistes sont respectées et appréciées par nombre de nos enquêtés. En outre, il collabore régulièrement sur scène avec des musicien.ne.s qui composent, que ce soit dans un style classique-contemporain ou jazz, des musiciens reconnus comme des créateurs et qui peuplent le troisième cluster. CREATION ARTISTIQUE Le troisième grand type de carrière (clust3) qui cette fois regroupe seulement un peu plus du quart de la population (29%) est caractérisé par la nature très composite des revenus. À la différence des deux types précédents, ce n’est pas une ou deux sources de revenus qui apparaissent exclusivement dans ce profil, 115 mais bien cinq ou six. On a ici affaire à des musicien.ne.s qui cumulent des cachets (26% des revenus en moyenne), parfois un peu d’enseignement (en moyenne 10% des revenus), mais aussi et c’est le seul type où cela apparaît de manière significative, parfois des postes de salarié permanent dans des associations culturelles (en moyenne 15% des revenus), des activités rémunérées de sessions (principalement en studio, environ 10% des revenus) et surtout des activités rémunérées de composition (commande ou droits d’auteur et de diffusion, 15% en moyenne) ainsi que des revenus liés à la vente d’enregistrements physiques ou digitalisés (5% en moyenne). Un premier élément à noter : alors qu’un discours médiatique très répandu traite de la « crise de l’économie de la musique » en déplorant la réduction drastique des revenus liés au marché du disque, on ne peut que constater que ces problèmes ne concernent en fait qu’une petite partie de la population des musicien.ne.s et que même au sein de ce groupe minoritaire, les revenus issus du « disque » restent relativement marginaux. La supposée « crise de la musique à l’ère du numérique » est donc surtout la crise de l’industrie discographique (maisons de disques, disquaires, distributeurs, etc.) et des artistes consacrés (avec leurs agents, managers, etc.). Ensuite, en s’intéressant au type de répertoire joué par les membres de ce troisième cluster, on trouve principalement des compositions originales, quel que soit le style musical. À l’opposé du premier groupe, celui des artisans, ce cluster rassemble des musicien.ne.s qui s’inscrivent dans une démarche de création singulière, celle-là même qui fonde la figure sociale de l’artiste depuis le 19ème siècle (Heinich, 1993). Enfin, ces musicien.ne.s artistes construisent une forme heureuse de pluriactivité : leur « métier » est en fait constitué d’un portefeuille d’activités qui se complètent. En témoigne l’exemple de Marie, cette percussionniste (38 ans en 2013), musicienne compositrice et interprète (musique contemporaine d’influence jazz et « savante »), enseignante un jour par semaine dans une institution prestigieuse, productrice d’une émission de télévision musicale et chroniqueuse dans une autre émission culturelle de grande écoute. Il s’agit là de cas où la transférabilité des capitaux 116 d’un espace à l’autre joue à plein et où la singularité du musicien créateur est adossée à une multipositionnalité qui permet de combiner et de renforcer les formes de reconnaissance. Il existe donc des façons multiples d’exercer le métier de musicien, différemment situées sur une échelle de reconnaissance ou de légitimité culturelle. Les types de carrières, artisanale et artistique notamment, sont situés à chaque extrémité du spectre de la reconnaissance de la figure du créateur autonome (Bourdieu, 1992), inégalement placés dans la stratification des figures sociales du musicien. DISTINCTIONS DE GENRE ET D’ORIGINE SOCIALE : CE QUI « FAIT LA DIFFERENCE » Pour terminer ce chapitre, nous aborderons la question des caractéristiques distinctives, ou pour le dire autrement, de « ce qui fait la différence » entre nos enquêtés. Pour ce faire, nous activerons deux grandes variables indépendantes, le genre et la classe sociale d’origine, dont on sait combien elles influent sur les carrières dans tous les espaces professionnels. CARRIERES GENREES : LA DOMINATION MASCULINE PERDURE Au cours des entretiens, les femmes musiciennes que nous avons rencontrées ont souvent exprimé le sentiment d’être désavantagées sur le marché du travail à cause d’un machisme inhérent au milieu musical, mais aussi en raison d’une pression sociale relative à la supposée incompatibilité entre leur métier de musicienne et leur rôle de compagne (jalousie du conjoint) ou de mère (image de la « mauvaise mère » pas assez présente renvoyée par l’entourage). Ces problèmes classiques sont aujourd’hui bien documentés notamment dans la littérature francophone grâce aux travaux de Marie Buscatto et ceux de Hyacinthe Ravet (Buscatto, 2007 ; Ravet, 2011) qui ont montré combien il était 117 difficile de bâtir une carrière pour les femmes dans le milieu musical. L’enquête Musicians LIVES permet de vérifier statistiquement que la situation en Suisse romande n’est pas meilleure qu’ailleurs puisque non seulement les femmes sont largement sous-représentées dans l’ensemble de la population interrogée (moins de 20% des individus interrogés et nommés dans le cadre des collaborations), mais en plus leur rapport au travail semble plus marqué par la précarité que celui des hommes. À partir de la typologie des répertoires présentés plus haut (reprises, reprises arrangées et compositions originales) et en retraçant le parcours de chaque enquêté grâce au calendrier de vie, nous avons pu reconstituer les carrières musicales de chaque individu en fonction du type de répertoire principalement joué d’année en année, en considérant, comme nous l’avons dit plus haut, que cet élément était particulièrement signifiant pour distinguer les « façons d’être musicien ». Pour chaque enquêté, en compilant les données relatives à chaque groupe auquel ils ou elles ont participé, nous avons donc pu reconstituer, année après année, le ou les « type(s) de répertoire » interprété(s). Un code couleur correspondant aux sept modalités89 permet ensuite de visualiser chaque parcours de vie individuel sous le rapport du type de répertoire. En agrégeant ces parcours individuels, en les ordonnant suivant leur plus ou moins grande similarité et en séparant les séquences des hommes et celles de femmes on constate une disparité étonnante (figure 2). ● 89 [Compositions uniquement], [Reprises arrangées uniquement], [Reprises uniquement], [Compositions et reprises arrangées], [Compositions et reprises], [Reprises et reprises arrangées], [Compositions, reprises arrangées et reprises] 118 F ig u re 2 : R ép er to ir es e t ca rr iè re s m u si ca le s d es f em m es e t d es h o m m es . 119 Parmi les 100 hommes et les 20 femmes enquêtés, il apparaît nettement que les trajectoires inscrites clairement dans le registre de la création originale (ici en noir), correspondant donc à la figure du musicien artiste créateur, et celles construites exclusi- vement sur un répertoire de reprises (en gris plus clair), corres- pondant à la figure de l’artisan qui « fait le métier » selon l’expression consacrée (Perrenoud 2007), sont principalement distribuées chez les hommes. Inversement, les trajectoires des femmes sont principalement marquées par un « entre deux » où l’on joue à la fois (selon les projets et les engagements) des re- prises, des reprises arrangées et des compositions, les trajectoires clairement inscrites dans le registre artistique ou artisanal étant plus rares. On identifie d’ailleurs nettement la trajectoire de Ma- rie, citée plus haut, qui est une des seules femmes de l’échantillon à mener depuis le début une « carrière d’artiste » en jouant des compositions originales. Ainsi les femmes sont plus souvent que les hommes contraintes à « faire un peu de tout » (pour re- prendre l’expression de l’une d’elles), ce qui témoigne d’une dif- ficulté à habiter légitimement une des deux grandes figures so- ciales archétypiques du musicien : l’artiste démiurge ou l’homme de métier90. (FRACTIONS DE) CLASSES D’ORIGINE : UN DETERMINISME SOCIAL EFFICACE Ce sont justement ces deux grandes figures, l’artisan et l’artiste, qui structurent la cartographie de l’espace professionnel comme on va le voir à présent. ● 90 Heureusement, le problème du sexisme dans le milieu musical et notamment dans les musiques actuelles est de plus en plus discuté et il fait l’objet d’initiatives intéressantes comme les « girl rock camps », ces stages de rock animés par des musiciennes et destinés à des filles de 10 à 16 ans qui se développent dans la plupart des pays occidentaux. 120 Le graphe ci-dessous (figure 3) fait apparaître les individus cités au moins deux fois, par deux musiciens différents (n= 390) au cours de notre recherche, ce qui donne un schéma de réseau bien plus lisible que celui où apparaissent les 1200 individus mentionnés par les enquêtés au cours de l’enquête. Le graphe des collaborations musicales pour l’année 2013 au sein de notre population fait apparaître un réseau à une compo- sante (tous les individus sont interconnectés) structuré autour de deux communautés principales (repérées grâce à un algorithme de spinglass), l’une à l’ouest du réseau (communauté 1), l’autre à l’est (communauté 2). Par la suite, nous distinguerons ces deux communautés par leur localisation (« ouest » pour la première et « est » pour la seconde). 121 F ig u re 3 : L es d eu x p ri n ci p a le s co m m u n a u té s d e co ll a b o ra ti o n m u si ca le s 122 Pour mettre en lumière les logiques qui participent à la structuration du réseau de collaboration autour de ces deux communautés, nous proposons d’analyser les profils respectifs des enquêtés qui y appartiennent (tableau 6) sous l’angle du type de dispositif de jeu arpenté au cours de l’année précédant l’enquête, du niveau de revenu tiré de l’activité musicale et de l’origine sociale (saisie grâce à la catégorie socioprofessionnelle du père des personnes interrogées). Tableau 6 : Composition des deux communautés du réseau de collaboration (% colonne). Cluster « ouest » Cluster « est » Type de dispositif 1 fois animation 43 66 Jamais 57 34 Revenu musical - de 2000 34 46 2000-3999 20 33 4000 et + 46 21 CSP du père Agriculteur 7 6 Ouvrier 2 3 Art. ou comm. 18 29 Employé 9 19 Prof. inter. 20 13 Prof. intel. sup. 45 29 Chef d'ent. 0 1 TOTAL (N) 55 67 Lecture : 57% des musicien.ne.s du cluster « ouest » n’ont jamais joué dans un dispositif de type « animation » au cours de l’année écoulée. On constate que ces deux zones correspondent aux deux ar- chétypes situés aux deux extrémités de l’espace professionnel : dans la partie « ouest », on joue plutôt des musicien.ne.s n’ayant jamais joué dans des dispositifs d’animation d’événements non musicaux, alors que c’est plus fréquemment le cas pour la com- munauté « est ». Ce premier résultat laisse à penser que les « ar- tistes » sont concentrés dans la partie « ouest » du réseau alors que les « artisans » ou « enseignants » se situent plus dans la par- 123 tie « est ». Cette partition correspond très largement aussi à celle des niveaux de revenus musicaux puisque dans la partie « ouest » du schéma les individus gagnent fréquemment plus de 4000 francs par mois grâce à leurs seules activités musicales, ce qui est beaucoup plus rare dans la partie Nord-Est. Enfin, si l’on exa- mine la profession du père (cette variable faisait partie du ques- tionnaire rempli systématiquement en fin d’entretien), on cons- tate un écart important entre les individus présents dans la partie « ouest » du graphe dont le père est issu des classes supérieures ou des fraction supérieures des classes moyennes (professions intellectuelles, cadres du privé, chefs d’entreprise, etc.) dans près de la moitié des cas et la partie Nord-Est où les origines sociales sont distribuées très différemment puisque les enfants d’employés et d’artisans-commerçants représentent 50% des individus interrogés. Ces résultats permettent de confirmer la persistance d’une partition des emplois et des styles de vie indexée sur l’origine sociale, contrairement à une idéologie libérale voulant que « tout devienne possible » dans une société « fluide » et faiblement régulée, où « chacun aurait sa chance » pour exprimer et monnayer son « talent », les mondes de l’art étant censés constituer un archétype et un laboratoire de ces mutations du rapport au travail (Boltanski et Chiapello 1999 ; Menger 2002). La classe sociale d’origine a toujours une influence déterminante sur le développement des carrières et si les musicien.ne.s sont rarement issu.e.s du sous-prolétariat (difficulté d’approcher les espaces de formation et d’acquérir un instrument, difficulté même d’envisager ce type de carrière, cf. Bourdieu, 1979) ni de la grande bourgeoisie ou de l’aristocratie (où la carrière musicale en dehors des orchestres classiques les plus prestigieux – cf. Lehmann, 2002 – constituerait une forme de déclassement), les fractions très différentes des « classes moyennes » dont ils sont souvent issus marquent profondément leur identité au travail et le type de leur carrière, entre une version artisanale du musicien prestataire de service et une version créatrice de l’artiste singulier. 124 CONCLUSION Ce rapide portrait nous a permis de porter au jour quelques-unes des caractéristiques sociales des musicien.ne.s ordinaires en Romandie, de montrer quels sont les principaux types de carrières qui se dégagent de l’enquête empirique et enfin de formuler des hypothèses explicatives quant aux éléments déterminants dans la sociologie des carrières musicales. Sans grande surprise, on peut ainsi constater que, comme cela se produit de manière récurrente dans les espaces du travail artistique (Menger, 1997, 2002), on a affaire à une population globalement mieux formée, mais plus précaire et moins bien rémunérée que l’ensemble de la population nationale. L’enquête permet aussi de montrer que les discriminations genrées sont toujours importantes dans le milieu des musiques actuelles puisque les femmes y sont très largement sous- représentées, et ce même si les jeunes filles sont toujours une forte majorité dans certains espaces de formation (HEMU notamment). D’autre part l’origine sociale semble avoir un rôle déterminant sur les carrières puisque les individus jouant les types de répertoire et dans les lieux d’engagements les plus légitimes (compositions originales et salles de concert), constituant le pôle artistique de l’espace professionnel, sont ceux qui ont les niveaux de revenu les plus élevés et les origines sociales les plus favorisées. Nous achèverons notre contribution à cet ouvrage sur la musique en Suisse vue par les sciences sociales en appelant à une ouverture à la comparaison internationale. Cette démarche scientifique nous semble de première importance pour porter au jour ce que chaque espace national peut avoir de spécifique et peut engendrer dans l’inscription sociale du travail musical (nous avons régulièrement comparé la Suisse à la France dans les pages qui précèdent). Elle l’est aussi pour repérer ce qui peut constituer des transversalités dans l’exercice du métier de musicien, comme la bipolarisation entre la musique « pour elle-même », la musique de création produite par des « artistes singuliers » d’une part, et 125 d’autre part la musique « fonctionnelle », musique de service destinée à faire danser, à meubler des temps morts ou à fournir un fonds sonore agréable dans un événement où elle n’est qu’un épiphénomène. Nous avons pour l’instant retrouvé cette bipolarité sur tous les terrains occidentaux qu’il nous a été possible d’arpenter et on peut considérer que cette double figure du musicien que l’on trouve déjà dans les travaux de Howard S. Becker (1985) dans le Chicago du milieu du siècle dernier est liée à l’ambivalence de l’inscription du fait musical dans nos sociétés. BIBLIOGRAPHIE Barbeiro Ana et Spini Dario (2015), Calendar interviewing : A mixed methods device for a life course approach to migration, LIVES Working Paper, 2015/39. Becker Howard S. (1985), Outsiders, Paris : Métaillié. Boltanski Luc et Chiapello Eve (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris : Gallimard-Seuil. Bourdieu Pierre (1979), La distinction. Critique sociale du jugement, Paris : Minuit. Bourdieu Pierre (1992), Les règles de l’art. Genèses et structure du champ littéraire, Paris : Seuil. Bureau Marie-Christine, Perrenoud Marc et Shapiro Roberta (2009), L’artiste pluriel. Démultiplier l’activité pour vivre de son art, Villeneuve- d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion. Buscatto Marie (2007), Femmes du jazz. Musicalités, féminités, marginalités, Paris : CRNS. Chapuis Jérôme (2014), Invisibilisation et invisibilité des musiciennes instrumentistes : Rapports sociaux de sexe et stratégies d’évitement, Mémoire de master, Lausanne : Univeristé de Lausanne. Heinich Nathalie (1993), Du peintre à l’artiste, Paris : Minuit. Hughes Everett C. (1996), Le regard sociologique, Paris : EHESS. 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(Tribute à Deep Purple) Ainsi le manager d’un tribute band à Deep Purple exprime-t-il son inquiétude, lui dont le groupe jouait auparavant ses propres compositions. Après une vingtaine d’années de compositions, le groupe s’est tourné vers les reprises et joue actuellement plus de concerts en tant que tribute band que jadis en tant qu’auteurs- compositeurs-interprètes. Ce malaise se fait sentir, comme dans le cas de presque tous les tribute bands que nous avons rencontrés. Les tribute bands sont des groupes qui reprennent la musique des stars du pop/rock en respectant à des degrés divers la fidélité à l’œuvre originelle, entre une reprise exacte et réarrangée. Parfois, cela implique aussi la reprise d’aspects non musicaux, comme le style vestimentaire de l’artiste originel-le, ses gestes, son langage et ses décors sur scène. Si la notion de reprise n’a rien de nouveau et existe dans presque tous les genres musicaux, le phénomène des tribute bands s’avère, lui, plus spécifique au pop/rock et n’a pris de l’ampleur en Suisse que récemment. En effet, la plupart des musicien-ne-s que nous avons rencontré-e-s pour notre recherche ne jouaient dans ce type de 128 configuration que depuis quelques années. Les lieux où l’on peut entendre ces groupes sont encore peu nombreux à l’heure actuelle, même si leur nombre s’accroit. À Genève, par exemple, on compte environ cinq ou six bars avec de la musique live, trois ou quatre festivals d’été et deux salles de concert à billetterie, où l’on peut écouter des tribute bands de temps en temps, mais pas forcément de manière régulière. Dans d’autres pays comme en France ou au Royaume-Uni, le phénomène existe depuis plus longtemps et avec des statistiques plus importantes : les premiers tribute bands sont apparus il y a une trentaine d’années et certains poursuivent leur activité jusqu’à ce jour. Les estimations tournaient autour de 10,000 tribute bands en Angleterre en 2005, par exemple (Gregory, 2012), soit environ 8% du secteur du divertissement live (Homan, 2006b). De telles statistiques se sont avérées très difficiles à trouver pour la Suisse, mais il est certain que le phénomène est, ici, plus récent et en développement. Toutefois, le monde de l’art des tribute bands se révèle, en Suisse, marqué par des ambivalences : alors que leur popularité grandit, toutes les parties (les musicien-ne-s, les intermédiaires et les publics) gardent une distance et se sentent obligées de justifier une pratique qui va à l’encontre de ces valeurs propres au champ artistique que sont la créativité et l’originalité. Idéalement, les artistes sont censés créer de nouvelles œuvres et non faire des « copies ». Par exemple, le programmateur d’un festival en Suisse expliquait ainsi ses choix de programmation musicale : On essaie la majeure partie du temps de proposer des œuvres originales. […] Les tribute bands, les covers et autres… euh... Je ne dénigre pas ce genre de prestation, mais… Il y en a très peu à [notre festival], parce que malheureusement, il faudrait qu’on ait une scène spécialement dédiée aux cover bands – chose qu’on ne peut aisément pas se permettre. Et par rapport aux musiciens qui ont leurs propres créations, c’est peut-être difficile et moins justifiable pour moi de proposer un cover band. 129 Pourtant, lors de la conférence de presse du festival quelques jours après notre interview, le programmateur annonçait le seul tribute band programmé, parmi les centaines de prestations offertes, comme l’un des quelques « incontournables » de l’événement. De même, le programmateur d’une salle de spectacles à billetterie répond à notre question sur le nombre de concert de tributes programmés par année en disant qu’il en a « un peu trop, ces derniers temps, je pense ! » Toutefois, l’entrée à ces concerts coutant entre quarante à quatre-vingts francs suisses, et la salle étant presque toujours pleine, la résistance perçue dans cette réponse nous laisse perplexes à la vue de la logique économique et de la nécessité de bon fonctionnement de la salle en question. Cette réticence est également le fait des publics des tribute bands. Les goûts de ces publics sont loin d’être uniformes quant aux critères d’appréciation comme la manière de jouer (une reprise « exacte » et « fidèle », ou réarrangée et réinterprétée) ou encore la reprise ou non du visuel. D’une manière générale, les membres du public avec lesquels nous avons échangé, disent à propos de ces concerts que « c’est un bon divertissement », que « c’est mieux que rien », qu’« il y a une part de curiosité pour ce genre de groupe ». Une forme plutôt nouvelle de divertissement, certes, mais en plus d’avoir des opinions divisées, ces publics peuvent aussi être exigeants si bien que les musicien-ne-s devront savoir et pouvoir satisfaire plusieurs goûts : jouer à la fois à l’identique, mais aussi réarranger ou improviser de temps en temps ; reprendre des éléments de visuel, mais pas trop. En effet, outre des exigences et un regard parfois très critique, ce que cherchent ces publics, la plupart du temps, c’est l’expérience et la qualité de son d’un concert live plus qu’autre chose. Nous voici devant un dilemme : choisir d’écouter la version originale enregistrée sur un disque – une expérience différente de la musique live –, ou écouter un tribute band jouer cette même musique en live, tout en sachant qu’il s’agit d’une reprise, moins « authentique » que la version originale. 130 Ainsi, de nombreuses personnes choisissent d’assister à un tel concert tout en gardant une distance, d’où les ambivalences dans l’attitude du public. Une personne explique : J’ai des amis qui me disent : « Oui, mais ce ne sont pas les vrais. » Et je dis : « Ben les vrais, ils sont au cimetière! » C’est ou on accepte de se contenter d’un tribute, et après, bon, réussi ou moins réussi, ou on ne va pas écouter de la musique live. Les Beatles, je les ai dans mon iPod et je les écoute dans la voiture. J’adore les morceaux, mon fils adore ça… mais la musique live reste la musique live. » Notre présente contribution vise à mettre en lumière les spécificités du monde de l’art des tribute bands en Suisse, avec un accent mis sur ses ambivalences. En effet, notre réflexion sur le sujet a commencé par ce constat d’ambiguïté derrière le principe même du phénomène. Notre question de recherche principale est : comment s’organise et travaille ce monde de l’art singulier qu’est celui des tribute bands alors que la notion même de la reprise parfaite – au cœur de ce phénomène – s’accorde difficilement avec les normes qui régissent les musiques actuelles ? Pour répondre à cette question, nous nous appuyons sur l’approche théorique développée par Howard S. Becker dans Les Mondes de l’art (1988), lequel argumente que toute production artistique est le résultat d’une action collective qui se réalise en réseau. La coopération entre plusieurs individus à travers une chaîne de production, même sans forcément en être conscient, est au cœur de l’art plus que le talent individuel, selon l’auteur. Coopération, néanmoins, n’implique pas forcément que tous les individus qui travaillent ensemble en seront contents : il ne s’agit que d’une manière de s’organiser afin d’« arriver à fabriquer les choses et les sortir de la porte »91 (Danko, 2015, p. 158). ● 91 « They cooperate to get this stuff made and out the door. I really don’t know why so many people read into the word “cooperation” the idea that 131 Nous postulons que la montée en popularité des tribute bands est le résultat d’une telle coopération – un travail collectif entre musicien-ne-s, organisateurs-trices de concerts et publics. Une coopération qui est aussi caractérisée par des ambiguïtés, des malaises, des justifications et une quête de légitimation. Notre approche méthodologique s’inscrit dans une démarche qualitative : nous avons à ce jour observé une soixantaine de concert en Suisse et mené des entretiens semi-directifs avec une soixantaine de musicien-ne-s de vingt-sept tribute bands, individuellement ou en groupe, dix intermédiaires professionnel- le-s et des membres du public. Bien que les quelques ouvrages scientifiques autour des tribute bands (notamment Homan, 2006a, Gregory, 2012) nous aient indiqué des pistes précieuses de réflexion, les études sociologiques approfondies sur le sujet font défaut, tout particulièrement en Suisse. UNE NOUVELLE ALTERNATIVE A LA NORME Le parcours idéal-typique des musicien-ne-s, surtout s’agissant des musiques actuelles, est de commencer son activité musicale par des reprises, pour l’apprentissage, et ensuite de passer à la création de ses propres compositions (Green, 2002). En effet, à partir des débuts des années 1960, la norme de l’auteur- compositeur-interprète s’installe dans le rock (Solis, 2010). La légende veut que les deux groupes les plus influents de l’époque, les Beatles et les Rolling Stones, aient été obligés, par leurs managers respectifs, de commencer à composer leurs propres chansons au lieu de faire des reprises afin de garder les redevances résultant des droits d’auteur en plus des droits d’interprète (Chirache, 2008). Toutefois, les parcours réels des musicien-ne-s de nos jours s’avèrent différents de cette norme idéalisée. En effet, une bonne partie des musicien-ne-s se retrouvent à jouer des reprises et des compositions originales en ●● everyone who is involved is happy with this situation. » (Interview avec Howard S. Becker, in Danko 2015, p. 158). 132 parallèle, participant à plusieurs groupes musicaux en même temps. D’autres effectuent un aller-retour, commencent par des reprises, passent ensuite aux compositions, puis reviennent aux reprises. La plupart du temps, il s’agit là d’une pluriactivité musicale, les avantages que donne un tribute band aux musicien- ne-s sur le marché étant complémentaires de ceux propres à d’autres formes de groupes, comme un groupe de reprises variées ou de compositions originales. Entre autres, cela permet aux musicien-ne-s de s’insérer dans le réseau professionnel, multiplier les dates, trouver un public. Ces étapes permettront par la suite de se faire un nom, non seulement en tant que musicien-ne, mais encore et surtout en tant qu’auteur(e)- compositeur(trice)-interprète. Jouer dans un tribute band peut, par conséquent, être à la fois un loisir de fan et une réponse à la difficulté de trouver un emploi. Le tribute band n’est alors qu’une alternative nouvelle et aujourd’hui à la mode aux groupes de reprises. La reprise de divers artistes, époques et genres en une soirée, ce que font les groupes de reprises, rapproche trop le concert de l’animation ou du bal (Perrenoud, 2007). Le tribute band, lui, permet de concilier les éléments les plus avantageux des compositions et des reprises. D’une manière générale, les reprises impliquent un dispositif de jeu dit d’entertainment comme dans un bar à entrée gratuite, devant un public très mobile et plutôt indifférent à la musique, laquelle n’est alors plus qu’une musique de fond. Jouer ses propres compositions, au contraire, impliquerait idéalement un dispositif de concert : sur une grande scène à entrée payante, devant un public dit total, qui prête attention à la musique jouée, comme c’est le cas pour les vedettes (Perrenoud, 2007). Être dans un tribute band permet de se retrouver devant un public total tout en jouant des reprises. Le public, ici, peut être fan de l’artiste originel-le, qui connaît bien le répertoire, a peut-être même payé son entrée, suit de près la musique et peut se mettre à chanter, faire des requêtes, voire critiquer les points faibles – un public difficile à qualifier d’indifférent. Le paradoxe est par conséquent que le tribute band, à savoir la reprise exacte allant plutôt à l’encontre des normes et valeurs du domaine artistique, est ce qui 133 permet de se rapprocher le plus du dispositif musical idéal (concert, grande scène, entrée payante, public total). LE MARCHE DES TRIBUTE BANDS Afin de naviguer dans ce marché musical, en tant que professionnel ou amateur, il faut savoir manier le réseau de connexions entre musicien-ne-s et intermédiaires professionnel- le-s (programmation, agences, etc.). Il en va ainsi, car non seulement les lieux de production musicale varient en termes de dispositifs (Perrenoud, 2007) tandis qu’une hiérarchie se met en place, mais aussi, car rares sont encore les lieux en Suisse qui acceptent de programmer des tribute bands. Le dilemme s’avère de taille pour les organisateurs-trices de concerts : les tribute bands peuvent être plus aguicheurs que des groupes de compositions locaux, mais ils attireront peut-être un certain public (en termes d’âge et de goût musical) et risquent même de donner une mauvaise image au lieu, en l’associant à la notion de « copié- collé ». Les propos du programmateur d’un festival de rock à Genève explicitent ce dilemme : Notre festival met en avant les groupes genevois qui composent et interprètent leurs morceaux. Nous avons voulu étoffer un peu notre offre avec un tribute band, car ils rencontrent du succès actuellement, mais nous ne sommes pas convaincus par l'apport en termes d'image et de public. Tout cela est encore en réflexion de notre côté. Une hiérarchie existe entre les dispositifs de jeu, ou les lieux où il est possible de se produire en tant que musicien-ne. Pour simplifier l’argument, nous pouvons distinguer trois dispositifs : 1) l’animation musicale (typique des bars, clubs, fêtes privées), 2) le dispositif du festival, où plusieurs artistes partagent la scène, 3) le dispositif du concert dans une salle de spectacle à billetterie – l’idéal dont rêvent les musicien-ne-s. Cette distinction reste très large pour une fine analyse du marché de l’emploi des musicien- ne-s, mais nous aimerions ici souligner les quelques enjeux, 134 contraintes et marges de manœuvre de ce marché musical pour ce qui est spécifiquement du monde de l’art des tribute bands, selon le dispositif. En effet, c’est en concurrence avec les « groupes normaux » de composition que les tribute bands se positionnent sur le marché, mais aussi dans le monde de l’art et plus généralement dans le monde social. Si un lieu refuse de programmer des tribute bands, la justification se déclinera en termes de valeurs artistiques : privilégier la promotion de la créativité et l’originalité artistique, et non les reprises ou le « copié-collé ». Mais les tribute bands présentent des avantages et des contraintes différentes de ceux des groupes de composition selon le dispositif. La pondération des options donne ainsi lieu à des ambiguïtés et ambivalences quant à l’acceptation ou au refus des tribute bands. Tableau 7 : Les caractéristiques des dispositifs de jeu Considérons maintenant de plus près ces questions suivant les trois dispositifs. Le tableau ci-dessus (tableau 7) résume les caractéristiques idéal-typiques de ceux-ci selon les critères suivants : si l’endroit dispose d’une véritable scène ou non (un espace délimité et physiquement réservé aux musicien-ne-s face Animation Festival Salle à billetterie Présence d’une scène Oui / non Oui Oui Prise en charge technique Oui / non Oui Oui Entrée Gratuite / payante Gratuite / payante Payante Financement Entrées / boissons Entrées / boissons / subsides Entrées Présence sur scène Réservée Partagée Réservée Public Semi (plutôt indifférent) Semi / total (intérêts variés) Total (intéressé) 135 au public) ; prise en charge et soutien techniques ou non ; si l’entrée est gratuite ou payante ; le financement de la prestation ; si plusieurs artistes partagent la scène successivement pendant la soirée ou non ; attitude du public, plutôt indifférent (semi) ou intéressé (total) (voir Perrenoud, 2007). Une tendance peut déjà être dégagée ici : plus nous nous déplaçons vers la droite sur ce tableau, plus le lieu devient prestigieux, plus les mondes de l’art des reprises exactes et des compositions se séparent et plus le choix d’endroits où se produire en tant que tribute band se restreint. LE DISPOSITIF D’ANIMATION Le premier dispositif est celui où la musique est un outil parmi d’autres pour attirer du public et animer une journée ou une soirée. Nous retrouvons ici, typiquement, le niveau le plus local de production : bars, clubs, cafés, restaurants, fêtes de quartier ou privées. Ici, le but principal de l’événement est plus la vente de produits (boissons, repas et autres) que l’offre d’une prestation musicale en soi. Les enjeux de la programmation musicale sont donc spécifiquement liés à ce but : il faut une musique qui attire du public afin d’augmenter les chances de vente de produits sur place. La musique n’est qu’un outil parmi d’autres et il se peut qu’un tel endroit offre également d’autres prestations ou animations, comme une soirée de comédie, de lectures, ou encore de bal masqué. L’entrée est généralement gratuite ou à un prix symbolique (selon la notoriété du lieu et des musicien-ne-s invité-e-s) et compensé par les ventes réalisées sur place. Si des groupes de reprises font déjà partie de la programmation de l’endroit, les chances sont élevées qu’un tribute band y soit le bienvenu, et même volontiers, sous condition que cela attire l’attention et amène du public. Si les groupes de reprises sont refusés dès le départ, il s’agit alors d’une question de principe, voire identitaire : l’on cherche à promouvoir la créativité et l’originalité des groupes, alors que les reprises sont 136 associées de trop près à l’animation et aux soirées de karaoké plus qu’à un « vrai » concert. Par ailleurs, certains tribute bands seront plus souvent programmés que d’autres, selon l’endroit et les goûts du public d’habitués. Par exemple, un pub britannique qui attire plus souvent des anglophones que des francophones programmera des tributes à des groupes anglais ou américains plutôt qu’à des vedettes françaises. Un tribute band à Oasis aura donc plus de chances d’accéder à un tel endroit qu’un tribute à Noir Désir. De même, un tribute à Oasis ferait mieux de chercher des endroits où côtoyer un public anglophone plutôt que francophone. En général, le choix de l’artiste originel-le à reprendre importe moins ici – il peut y avoir autant de tributes à des artistes disparu-e-s qu’à des artistes toujours en activité. Il en est de même pour les genres musicaux. Ce qui compte le plus est la capacité d’attirer du public. Mais, une fois programmé, le tribute band devra souvent faire face à une situation de jeu, pour le moins, difficile et remplie de contraintes notamment techniques. Il n’y aura pas toujours une scène à proprement parler ni une prise en charge technique sur place. Il faudra parfois se débrouiller afin de faire un peu d’espace pour installer les instruments, créer une scène là où les autres jours de la semaine, il n’y en a pas, ceci en poussant un peu les tables et les chaises, et prendre en charge en personne ce que ferait en principe l’ingénieur-e de son. De plus, il faudra faire face à un semi-public, c’est-à-dire à un public qui n’est pas forcément venu pour la musique, et dont une partie se montrera même peu intéressée. Certains passeront du temps à manger, boire et discuter, ne prêtant qu’une attention limitée au concert. Il se peut que des publics avec divers intérêts se côtoient sur place, créant des ambiguïtés dans la situation. Par exemple, lors d’un concert d’un tribute band que nous avons observé, le chanteur fut pris par surprise quand, tout à coup, il y a eu des applaudissements au milieu de la chanson ; en se retournant et voyant la télévision derrière lui, il comprit que les acclamations n’étaient pas pour lui, mais pour le but qu’une des équipes du match de foot venait de marquer. Il continua sa chanson (et le 137 concert) en sachant qu’il n’avait qu’une partie de l’attention du public pour lui. En outre, de tels lieux locaux et plutôt petits s’appuient fortement sur un réseau de connaissances dense afin de parvenir à trouver les groupes à programmer. Ceci est d’abord dû à des raisons financières : passer par des connaissances personnelles coute moins cher que de travailler avec des agences professionnelles. Et, puisqu’il y a beaucoup (et même de plus en plus) de groupes locaux qui cherchent des endroits où jouer, le nombre de demandes que reçoivent ces programmateurs-trices reste suffisamment élevé pour ne pas avoir besoin de faire recours à des agences. Pour ces groupes locaux, surtout les débutants, il est aussi plus rentable d’éviter les coûts supplémentaires d’une agence. Néanmoins, cela implique de devoir naviguer dans un réseau d’interdépendances très dense, car à ce niveau, les personnes impliquées dans ce monde de l’art sont presque toutes connues les unes des autres. Les autres tribute bands s’avèrent, eux, tantôt des concurrents, tantôt des collaborateurs. Les musicien-ne-s peuvent collaborer surtout quand un groupe doit, pour diverses raisons, renoncer à une date offerte ou prévue et qu’il pourra recommander un autre tribute band à sa place. La concurrence existe comme pour d’autres musicien-ne-s et artistes : il y a plus de groupes musicaux que de nombre de soirées et d’endroits où se produire. Mais, dans le cas des tribute bands, la concurrence peut prendre une forme plus spécifique quand plusieurs groupes locaux reprennent le même artiste originel-le. Dans ces cas, la compétition en termes économiques devient plus visible et accrue, car le service offert (le répertoire de l’artiste originel-le) demeure plus ou moins inchangé, mais les publics et les endroits, moins. Pour pouvoir attirer l’attention du public, il faut alors assumer un certain niveau de qualité de jeu musical, même si ce critère de jugement reste très subjectif. Et quand ces groupes sont au même niveau en termes de qualité, ils vont peut-être devoir jouer soit sur leurs connaissances personnelles, soit sur le prix. Les voici en face d’un danger de guerre des prix, car si la qualité de la 138 prestation est la même et que le public sera sûrement présent, les programmateurs-trices préféreront payer moins. Cet enjeu n’existe presque pas pour les groupes de compositions ou pour les groupes de reprises qui jouent des titres variés, car dès le départ, le service (le répertoire joué) ne sera jamais le même comparé à d’autres groupes. Mais l’on observe également que ce dispositif est celui qui donne le plus de liberté artistique aux musicien-ne-s. Comme on l’a vu plus haut, le choix de l’artiste originel-le à reprendre s’avère, ici, moins contraignant – la seule condition de réussite étant de pouvoir attirer un public. De même, les choix du style de jeu musical restent plus libres : on peut décider de faire une reprise exacte ou plus improvisée et réarrangée ; on peut reprendre ou non des aspects visuels, dans les limites des contraintes techniques et spatiales de la scène, etc. Les musicien- ne-s peuvent aussi se permettre de jouer quelquefois des reprises d’autres artistes en une même soirée, tout en gardant des limites pour ne pas être confondus avec un groupe de reprises variées, voire jouer quelques-uns de leurs propres titres en profitant d’augmenter leur visibilité auprès du public en tant que groupe de compositions. LE DISPOSITIF DU FESTIVAL Des lieux relativement plus prestigieux que les précédents sont ceux où la musique devient une prestation en soi, plus qu’un outil d’animation ou d’attraction, mais où la scène est partagée entre plusieurs artistes, comme dans le cas des festivals. Néanmoins, nous devons distinguer, ici encore, deux sous- catégories, car les enjeux sont différents selon s’il s’agit d’un festival plutôt local et régional ou à une échelle plus internationale. Dans les deux cas, le but principal d’un festival est d’offrir une prestation musicale en soi. La vente de produits sur place (boissons, repas, t-shirts et d’autres encore) peut parfois être une source importante de revenu, mais la musique sert moins directement à cela, comme dans le cas des bars. Toutefois, 139 les contraintes seront différentes : un « petit » festival plutôt local aura plus de limites spatiales et ne pourra accueillir qu’un nombre limité de spectateurs, y compris pour des raisons de sécurité. Un festival plus grand et international pourra, en revanche, attirer un maximum de public, car il sera mieux en mesure de gérer ces enjeux. D’ailleurs, l’entrée du festival peut être gratuite ou payante et à des prix très variés, selon sa notoriété et ses principes, ou encore s’il est financé ou non – en tout ou partie - par des subventions publiques. Les enjeux identitaires seront aussi différents dans les deux cas, avec des effets spécifiques sur les choix de programmation. Un « petit » festival à budget limité pourra accepter des tribute bands surtout afin de se distinguer du dispositif précédent et pour ne pas programmer des groupes de reprises variées, laissés à l’animation (bars, clubs, fêtes...). Ceci reste toutefois conditionné par le fait qu’il ne soit pas question en principe de n’accepter que des artistes auteur(e)s-compositeur(e)s, et que le budget restreint du festival ne permette pas de programmer des vedettes. Des tribute bands seront donc programmés en alternance avec des groupes de compositions. En Suisse, tel est le cas pour la Fête de la Musique dans certaines villes, les Fêtes de Genève, Festiverbant, le Gena Festival et d’autres festivals. Mais la programmation des tribute bands s’avère, ici, plus une option plausible qu’une régularité. Un festival à une échelle plus grande, au contraire, sera plus enclin à refuser de programmer des tribute bands afin de défendre son identité artistique de promotion des œuvres originales. Ici, l’on refuse généralement des groupes de reprises, trop associés à l’animation. De même, si le budget du festival le permet, ce qui est en général le cas pour les grands festivals, l’on préférera programmer des stars plutôt que leurs tribute bands. Ces derniers peuvent même abîmer l’identité artistique du festival et sa position dans le monde de l’art, car l’on admet alors une certaine « défaite » et de ne pas avoir la capacité d’attirer les stars. Ou, il faudra qu’il s’agisse d’un-e artiste originel-le qui n’est plus en activité et que l’on ne peut pas programmer. Dans ces cas, le 140 tribute band remplit un certain vide, donc il n’est plus question de défaite. En effet, à ce niveau de production, les mondes de l’art de compositions et de reprises se séparent. Les festivals mondialement connus, comme Paléo en Suisse ou Glastonbury au Royaume-Uni, ne programment que très rarement des tribute bands, et ce pour ces mêmes enjeux identitaires. Ainsi observons- nous depuis quelques années le développement en parallèle de festivals consacrés aux tribute bands comme Glastonbudget (Royaume-Uni), Fake Festivals (Royaume-Uni), Spa Tribute Festival (Belgique) ou Zuri’Rockt (Suisse, depuis 2016) notamment. Puisqu’il s’agit d’une programmation annuelle étendue sur quelques jours, il est généralement plus prestigieux pour les musicien-ne-s de jouer lors d’un festival que dans des bars, par exemple. La sélection de la programmation d’un festival est presque plus rigoureuse, car annuelle, que dans les bars où l’animation musicale est hebdomadaire. Néanmoins, ce processus de sélection varie, encore une fois, selon l’échelle du festival et influence les musicien-ne-s différemment. Au niveau plus local, comme dans le cas de l’animation, le réseau personnel de connaissances prime sur les agences professionnelles d’artistes. Le prix reste un facteur important, mais avec moins de danger de guerre des prix, car les caractéristiques spécifiques du festival (l’offre de prestation musicale en soi et la programmation annuelle) permettent moins s’arrêter aux seuls aspects financiers. En revanche, à l’échelle internationale, la sélection de musicien- ne-s par l’intermédiaire des agences prime sur les réseaux personnels. Le processus de sélection est donc plus formel de même que la manière de travailler. Comme dans le cas de l’animation, le choix de l’artiste originel-le repris-e importe moins ici aussi. Le critère important est d’attirer du public tout en sachant que celui-ci peut être intéressé par l’un ou l’autre des groupes programmés, la scène d’un festival étant partagée entre ces derniers lors d’une même journée. On peut donc voir des artistes de divers genres musicaux et d’époques différentes être repris lors d’un même 141 festival. En effet, cela dépend des principes de l’équipe de programmation, qu’elle accepte uniquement ou non des tributes à des artistes qui ne sont plus en activité. Nous revenons à l’argument identitaire : accepter un tribute à un-e artiste toujours en activité implique d’admettre une certaine « défaite ». De même, la reprise ou non des aspects non musicaux, comme la dimension visuelle (le « déguisement »), peut compter ou non, selon les principes du festival ainsi que ses capacités techniques de prise en charge du show qui peut, selon les cas, couter très cher. Mais sachant que, parfois, un show visuel peut attirer plus de public, voilà que resurgissent les dilemmes. Comme nous le dit le programmateur d’un festival en Suisse, « a priori, je suis un peu sur les pattes-arrières quand je reçois ce genre de demandes », mais il les accepte de temps en temps. LE DISPOSITIF DE LA SALLE A BILLETTERIE Enfin, le dernier dispositif - le plus prestigieux pour les musicien- ne-s - est la salle de spectacle à billetterie. Cela implique une prestation musicale en soi sur une scène réservée à un seul groupe ou artiste, contrairement aux festivals. Le fait qu’il s’agisse d’un concert à entrée payante, où la scène n’est pas partagée lors de la soirée et où le public restera très probablement jusqu’à la fin du concert (contrairement aux publics mobiles des bars et des festivals), les enjeux identitaires s’avèrent ici très forts. La salle de spectacle aura ainsi, comme les festivals à l’échelle internationale, une notoriété et une identité musicale à défendre. D’où la réticence à accepter des tribute bands à moins qu’il s’agisse de cas où l’artiste repris-e n’est plus en activité et que l’on ne pourra de toute façon plus programmer. Un tribute band qui reprend un-e artiste toujours en activité, voire en tournée, n’aura que des chances minimes d’accéder à un tel lieu. Le choix de l’artiste originel-le peut donc contraindre les possibilités des endroits où jouer. Le directeur d’une organisation de concerts en Suisse s’exprime ainsi à ce propos : 142 C’est faute de mieux. Si l’artiste original est toujours là, toujours en activité et en train de jouer, choisir de présenter la copie, ce serait parce qu’on n’est pas en mesure de présenter l’original, et puis autant s’abstenir dans ce cas-là. Puisque l’original est là, ce qui nous intéresse, c’est l’original. Un cover band de Depeche Mode, ça ne m’intéresse pas, je préfère organiser Depeche Mode en Suisse. C’est plus intéressant et c’est plus authentique. Donc non, pas de cover band d’artistes actifs. Notre priorité quand on se lève le matin, c’est de pouvoir attraper des artistes avec qui on a envie de travailler, qui sont ceux que les gens ont trop envie de voir, qui sont des têtes d’affiche… plein de raisons ! C’est-à-dire que les cover bands ne sont pas forcément ceux qui viennent en tête de liste, vous voyez ? De plus, ce dispositif doit se distinguer des deux précédents, surtout du fait d’être à entrée payante, et il offre presque toujours un élément de plus et non « simplement » de la musique. L’argument est qu’il faut offrir une prestation que le public ne trouvera pas ailleurs, à un prix plus faible. Sinon, une grande salle de spectacle, généralement avec une certaine notoriété, sera concurrencée par les bars et « petits » festivals qui offrent des concerts similaires à moindre prix. La valeur ajoutée devient ici la dimension visuelle du show : le « déguisement » des musicien-ne- s, les décors sur scène, les images et vidéos projetées sur un grand écran, un show de lumières, etc. La prestation offerte devient plus un spectacle qu’un concert ; elle s’éloigne fortement d’une soirée d’animation dans un bar si bien que le prix d’entrée se justifie plus facilement. Mais nous voici encore une fois devant un paradoxe : la reprise du visuel est l’élément dont on se défie le plus dans ce monde de l’art, parfois qualifié d’ « excessif » ou de trop proche des sosies, voire de « mauvais goût ». Mais les salles les plus prestigieuses et chères l’imposent presque toujours aux tribute bands. Le directeur cité plus haut explique ainsi que « le dispositif théâtral, c’est-à-dire assis-fauteuil-scène, permet de rappeler qu’il s’agit d’une représentation. » Autrement dit, on court moins le 143 risque de malentendus ou de déceptions quand le dispositif oblige à interpréter le concert au « deuxième degré », comme au théâtre. Et ce qui rapproche un concert du théâtre, c’est, avant tout, le visuel. Le dilemme persiste aussi du point de vue du public, comme en témoignent les propos de ce spectateur : Je préfère quand les tribute bands jouent simplement les morceaux sans avoir recours aux costumes, mimiques et autres imitations. Les chansons se suffisent à elles- mêmes sans qu'on ait besoin de tous ces artifices pour apprécier le concert. Mais je suppose que la majorité du public veut un vrai show et qu'un simple concert de bons musiciens en jeans et t-shirt ne remplirait pas les salles. Comme dans le cas des festivals à grande échelle, ici aussi, la sélection d’artistes par des agences professionnelles prime sur les réseaux personnels. Ainsi un tribute band (débutant ou moins connu) qui ne travaille pas avec une agence, surtout par souci d’économie, n’aura que très peu de chances d’accéder à de tels lieux. Le prix devient ici presque un signe de niveau de qualité : plus le prix demandé est élevé, plus on va l’associer à la qualité de la prestation, et plus on va pouvoir exiger une « bonne qualité » de cette dernière ou faire recours à l’agence et refuser de nouvelles offres si les attentes ne sont pas remplies. Cette recherche d’une « bonne qualité » - critère très subjectif, certes – est à son tour liée aux exigences du public. Du fait d’avoir payé son entrée à un prix plus élevé que dans les bars, le public n’hésitera pas à faire entendre sa voix en demandant des titres spécifiques, par exemple, ou à ne plus revenir si ses atteintes ne sont pas remplies. Les exigences du public ajoutent une contrainte aux musicien-ne-s. D’ailleurs, dès le départ, les musicien-ne-s disposent d’une liberté artistique limitée : l’on ne peut se permettre de jouer un autre répertoire que celui annoncé (comme ses propres compositions ou des reprises d’autres artistes), trop réarranger ou improviser les titres, alors que cela est souvent possible dans les bars, par exemple. 144 EN GUISE DE CONCLUSION Nous avons voulu montrer ici à quel point le monde de l’art des tribute bands est marqué par des ambivalences, des réticences et des justifications, au moins en Suisse qui a constitué notre terrain de recherche. Il s’agit d’une activité musicale qui prend de l’ampleur, mais dont toutes les parties se méfient : à la fois les musicien-ne-s, les intermédiaires et les publics. Chacun-e commence dès lors à chercher des justifications, comme si l’on s’engageait dans une activité qui serait plutôt à éviter si bien qu’il faut avoir une bonne raison pour la continuer. D’ailleurs, on se justifie presque toujours en termes économiques : on fait ce qu’on fait, car il y a un marché pour cela. Le point de vue d’un musicien, partagé par beaucoup d’autres, s’avère ainsi révélateur : C’est plutôt l’organisateur ou le public qui sont responsables de ça. Si le responsable ne prend pas de tribute bands, ça va s’arrêter tout seul ! Et si le public ne vient pas, l’organisateur n’en prend plus. Les organisateurs-trices, à leur tour, disent ne faire que répondre à une demande, en termes surtout économiques : Nous, on n’est qu’un maillon de la chaîne et le dernier. On n’est pas l’initiateur de ce type de projets ou le producteur. À la base, on n’est que l’organisateur. Le public, enfin, se justifie aussi en termes économiques et d’accessibilité de l’offre, « faute de mieux » : Quand les auteurs [originaux] ne se produisent plus, les tribute bands, s’ils sont bons, représentent un moyen honorable de les entendre. Même quand les tribute bands sont plus aguicheurs que les groupes de compositions, ce sont des groupes qui arrivent en second sur la liste des choix et des priorités, toujours « faute de mieux » et acceptés avec une certaine réticence. D’ailleurs, les tribute bands eux-mêmes avouent parfois s’y être engagés faute de mieux sur le marché de l’emploi musical. Néanmoins, toutes les 145 parties en bénéficient, chacune à sa manière. Pour les musicien- ne-s, cela peut aider dans l’avancement de leur parcours musical, accroitre l’expérience de la scène, permettre l’insertion dans des réseaux professionnels, aider la recherche de public, et plus encore. Les intermédiaires en bénéficient également, car le concert attire du public, en fin de compte. Le public, à son tour, apprécie non seulement le divertissement, mais aussi l’expérience d’un concert live, surtout quand il s’agit d’artistes que l’on ne peut plus voir sur scène, artistes pour lesquels le tribute band sert presque de remplaçant. Mais, aussi et surtout, l’artiste originel-le même en bénéficie : directement, par le biais des redevances de droits d’auteur sur ses titres interprétés par autrui, et indirectement, par le fait que les tribute bands contribuent à conserver sa musique dans la mémoire collective des publics. Un-e artiste qui peut compter sur plusieurs tribute bands aujourd’hui verra sa notoriété et sa visibilité dans l’espace public s’accroitre ou, du moins, ne pas diminuer par rapport à d’autres qui n’ont pas ou peu de tributes. Cette situation contribue à la patrimonialisation de sa musique (Le Guern, 2012) au point de confirmer son statut de « légende » musicale tant ces hommages remplissent le vide créé par son absence de la scène. BIBLIOGRAPHIE Becker Howard (1988), Les mondes de l’art, Paris : Flammarion. Chirache Emmanuel (2008), Covers. Une histoire de la reprise dans le rock, Marseille : Le Mot et le Reste. Green Lucy (2002), How popular musicians learn. A Way ahead for music education, Surrey : Ashgate. Gregory Georgina (2012), Send in the clones. A cultural study of the tribute band, Sheffield : Equinox. Homan Shane (Éd.) (2006a), Access all eras. Tribute bands and global pop culture, Londres : Open University Press. Homan Shane (2006b), « You’ve got to carry that weight. » Tribute acts ain the entertainment supermarket, In : Homan Shane (Éd.), Access all eras. Tribute bands and global pop culture, Londres : Open University Press, pp. 32-51. 146 Le Guern Philippe (2012), Un spectre hante le rock… L’obsession patrimoniale, les musiques populaires et actuelles et les enjeux de la ‘muséomomification’, Questions de communication, 22, pp. 7-44. Perrenoud Marc (2007), Les musicos. Enquête sur des musiciens ordinaires, Paris : La Découverte. Solis Gabriel (2010), « I did it my way. » Rock and the logic of covers, Popular Music and Society, 33(3), pp. 297-318. 147 QUELLES PRATIQUES, QUELLES INSTITUTIONS ?: CARTOGRAPHIE INSTITUTIONNELLE DES PRATIQUES DES SPECTATEURS DE LA MUSIQUE CLASSIQUE DANS UNE GRANDE VILLE DE SUISSE ROMANDE par Loïc Riom INTRODUCTION92 Si les pratiques culturelles des Suisses – notamment en ce qui concerne le spectacle vivant – sont désormais mesurées à un niveau national (voir dernière enquête OFS, 2016), il existe toutefois encore peu d’information sur leur inscription dans le paysage institutionnel helvétique et ses spécificités cantonales (Moeschler et Thevenin, 2009a). Pourtant, par leur travail de programmation, leurs stratégies de communication, ou ce qu’elles représentent aux yeux des spectateurs, les institutions culturelles participent à façonner les pratiques culturelles et la culture (Lizé et Roueff, 2010 ; Dutheil-Pessin et Ribac, 2017). Pour décrire les modalités de ces pratiques, il est donc nécessaire d’examiner comment elles s’inscrivent dans un « paysage culturel », c’est-à-dire l’ensemble des acteurs culturels situés dans ● 92 Je remercie Sabrina Roduit pour son aide ainsi que les participants à la journée d’étude « Musique en Suisse » pour leurs différents commentaires. Ma gratitude va également à Miriam Odoni pour notre collaboration tout au long de l’étude ainsi que ses précieuses relectures. 148 un lieu donné et interagissant les uns avec les autres. Une telle approche permet d’appréhender l’impact de l’organisation des infrastructures et des politiques culturelles sur un territoire. Ce focus sur la localisation des pratiques culturelles semble d’autant plus pertinent dans un contexte suisse où les acteurs locaux occupent une place centrale dans l’organisation des politiques culturelles93. À partir d’une enquête quantitative menée lors de douze concerts de musique classique proposés dans une grande salle de la ville de Suisse romande étudiée – la Philharmonie 94 –, ce chapitre vise à analyser comment les pratiques des spectateurs interrogés s’organisent autour des institutions qui peuplent le paysage culturel de la ville en question. Pour ce faire, nous ferons la cartographie des institutions fréquentées régulièrement par les répondants. Après être revenus sur les spécificités des méthodes d’analyse utilisées, nous commencerons par décrire les caractéristiques des institutions citées. Dans un deuxième temps, nous présenterons les résultats obtenus au moyen des outils de l’analyse de réseaux. En conclusion, nous discuterons ces résultats en les replaçant dans le contexte historique et institutionnel étudié. « PAYSAGE CULTUREL » : UNE BREVE INTRODUCTION THEORIQUE ET QUELQUES HYPOTHESES Au cours des dernières décennies, de nombreux travaux ont participé à la prise en compte croissante de la dimension spatiale ● 93 Selon le principe de subsidiarité qui organise l’État fédéral suisse, la Confédération ne prend en charge un domaine que lorsque les niveaux hiérarchiquement inférieurs ne peuvent le prendre en charge. De fait, la culture reste principalement à la charge des communes ou des cantons (voir Ducret, 2009 ; OFS, 2010 ; Moeschler et Thevenin, 2012). 94 À la demande du mandant, les différentes institutions ont été anonymi- sées. 149 des mondes de la musique (voir Straw, 1991 ; Becker, 2002 ; Guibert, 2012). Cependant, ces travaux se concentrent généralement principalement sur la production musicale si bien que la dimension spatiale des pratiques d’écoute reste encore largement sous-estimée95 . Une telle approche semble d’autant plus nécessaire dans le contexte suisse où la culture a toujours été largement à la charge des acteurs locaux. L’échelle de l’institution a donc l’avantage non seulement de s’inscrire dans un territoire, mais également de permettre de relier les pratiques culturelles à des formes d’organisation administrative et des outils de financement. De plus, elle permet d’introduire tout le travail de formation du goût endossé par les institutions culturelles (Lizé et Roueff, 2010). À travers la notion d’« expérience artistique », Ambrosino (2015) nous invite à prêter attention aux types d’activités prenant place dans un lieu ainsi qu’aux modalités avec lesquels les individus y participent. Une approche à travers « l’expérience » permet ainsi d’articuler les trajectoires individuelles avec leurs contextes sociaux (Martuccelli, 2006). Rendre compte de ces expériences permet de traiter les pratiques culturelles non pas comme des attributs figés, assignés aux individus selon des variables données, mais comme un produit collectif (Hennion, 2004). Ce chapitre décrit donc comment le « paysage culturel » de la ville de Suisse romande étudiée prend forme à travers les pratiques des individus qui l’arpentent. La notion de paysage a l’avantage d’articuler la dimension spatiale et institutionnelle des infrastructures culturelles avec le caractère fluide et polymorphe des pratiques individuelles et donc éviter le déterminisme spatial. Comme le note Appadurai (1996, p. 33), un paysage dépend de la manière dont il est regardé, représenté, ou dans notre cas pratiqué. De cette manière, il est possible de rendre toute leur ● 95 Même si l'on peut citer en contre-exemple des travaux sur les espaces urbains de consommation culturelle (par exemple Silver et Clark, 2016) ou sur les politiques culturelles (par exemple Moeschler et Thevenin, 2009b ; Saez et Saez, 2012) 150 place aux usages que les individus font des institutions culturelles. Ce chapitre sera guidé par deux hypothèses principales. Premièrement, il existerait des cohérences entre différents types de spectacles transversales aux différentes disciplines artistiques. Elles feraient, par exemple, que lorsqu’un individu fréquentant régulièrement des concerts de musique classique se rend au théâtre, il s’agira plutôt d’un répertoire « classique ». Nous faisons donc l’hypothèse que l’organisation de ces univers se traduit sur le plan des institutions culturelles fréquentées. De cette première hypothèse découle une deuxième. Si les pratiques culturelles ne s’organisent pas uniquement autour de logiques disciplinaires, on peut faire l’hypothèse que les institutions culturelles, elles-mêmes, jouent un rôle dans l’organisation des pratiques culturelles. Afin d’explorer ces deux hypothèses, nous mobiliserons les outils de l’analyse de réseaux. Cette méthode est efficace pour saisir comment s’organisent des mondes sociaux autour d’un nombre limité d’acteurs (Crossley, 2008 ; Granovetter, 2008 ; Bottero et Crossley, 2011). Nous commencerons par expliciter cette méthode, pour ensuite revenir sur les résultats obtenus. METHODE Les données utilisées dans ce chapitre sont issues d’une enquête menée au sein d’une des salles importantes de la ville étudiée, la Philharmonie. Le but de cette recherche était de décrire les caractéristiques des pratiques des spectateurs fréquentant cette institution. Les données ont été récoltées au moyen de questionnaires autoadministrés lors des douze concerts de musique classique organisés lors d’une grande manifestation gratuite. 2'328 réponses valides ont été collectées au moyen de ce dispositif d’enquête. 151 Pour cette contribution, nous nous sommes concentrés uniquement sur une question du questionnaire. Nous demandions aux répondants de nommer toutes les institutions culturelles qu’ils avaient fréquentées au moins quatre fois lors des douze derniers mois96 . Nous n’avons gardé que les individus ayant répondu à cette question, c’est-à-dire la partie des spectateurs les plus actifs sur le plan des sorties culturelles et les plus fidèles à certaines institutions. Ce choix nous permettra de concentrer notre analyse sur la dimension institutionnelle des pratiques culturelles en faisant ressortir leur effet structurant. Par conséquent, notre analyse concerne uniquement une frange réduite des répondants. Ceci apparaît très clairement lors qu’on s’intéresse aux caractéristiques des 263 individus restants (voir tableau 8). Il s’agit majoritairement de femmes, ce qui correspond aux résultats généralement obtenus pour les concerts de musique classique (Donnat et Octobre, 2001 ; OFS, 2016). Par ailleurs, la population d’enquête est composée plutôt de personnes âgées, possédant une formation tertiaire, vivant dans le canton étudié et appartenant à des catégories professionnelles intermédiaires et supérieures. Autre élément important : seuls 21% des répondants disent ne jamais avoir été socialisés à la musique 97 . Enfin, 94% d’entre eux disent se rendre à des concerts de musique classique (entendu au sens large) et 91% en écouter à la maison. Il s’agit donc bien d’une population essentiellement composée d’amateurs de musique classique qui nous permettra donc de saisir les dynamiques au sein du paysage de la musique classique étudié. ● 96 Ce chiffre correspond à la définition d’une pratique régulière de l’OFS (2011). 97 Entendu comme avoir suivi un cours de musique, pratiqué un instrument ou le chant, ou posséder un parent musicien. À titre de comparaison, une enquête sur les pratiques culturelles dans le canton datant 2004 rapportait que seuls 11 % de la population pratiquaient un instrument (MIS TREND, 2004). 152 Tableau 8 : Caractéristiques sociodémographiques des répondants (n=263) Genre Femme 71.7 % Homme 28.3 % Âge 15-29 10.8 % 30-44 11.2 % 45-59 27.6 % 60-74 40.0 % 75 et plus 10.4 % CSP Travailleurs non-qualifiés 0 % Ouvriers et employés 9 % Professions intermédiaires 29 % Professions intellectuelles et d'encadrement 39 % Indépendants 6 % Professions libérales 9 % Dirigeants 8 % Niveau de formation Secondaire I 3 % Secondaire II 30 % Tertiaire 67 % Commune de résidence Ville 53.9 % Reste du canton 33.7 % Reste de l’agglomération98 7.8 % Reste de la Suisse 2.5 % Autre 2.1 % Pratiques Socialisation musicale 79.2 % Se rend à des concerts de musique classique 93.8 % Écoute de la musique classique à la maison 90.8 % ● 98 Cantons et régions frontalières limitrophes. 153 Notre matrice met donc en relation chaque répondant avec les institutions qu’il a fréquentées. Pour commencer, nous avons transformé cette matrice à deux dimensions en une nouvelle à une seule dimension, composée uniquement d’institutions en relation les unes avec les autres en fonction du nombre de répondants les ayant mutuellement citées. Ces opérations ont été réalisées au moyen des logiciels Ucinet (Borgatti, Everett, et al., 2002) et Netdraw (Borgatti, 2002). DESCRIPTION ET PREMIERE ANALYSE DU RESEAU Les 144 institutions culturelles citées sont très diverses (voir figures 4 et 5). On y trouve sans grande surprise un nombre important de salles de concert recouvrant différents genres musicaux. Néanmoins, les salles de concert ne sont de loin pas les seules institutions citées. On dénombre notamment des musées, des théâtres et des lieux offrant un programme pluridisciplinaire. Concernant leur localisation, la majorité des institutions citées sont situées sur le territoire de la ville. Figure 4 : Institutions citées par type de programmation 154 Figure 5 : Localisation des institutions citées En classant les institutions en fonction du nombre de fois où elles ont été citées (tableau 9), on s’aperçoit que deux institutions se dégagent et ont été citées par plus de 50% des répondants : le la Philharmonie – ce qui n’est pas surprenant vu qu’il s’agit du lieu dans lequel les données ont été récoltées –, et l’Opéra. Après ces deux institutions dont la programmation est essentiellement centrée sur la musique classique, on trouve dès la troisième place un théâtre. Ainsi, parmi les dix institutions les plus citées ne figu- rent « que » quatre salles de concert, soit autant que de théâtres. À cela s’ajoutent deux lieux pluridisciplinaires, mais dont la pro- grammation est principalement orientée vers d’autres formes artistiques que la musique (le ballet pour l’Ancienne usine, le théâtre et le cinéma pour la Maison des arts). 155 Tableau 9 : Institutions citées 15 fois et plus Institution N Discipline Localisation La Philharmonie 135 Musique Ville L’Opéra 126 Musique Ville Théâtre communal 67 Théâtre Reste du canton L’Ancienne usine 50 Pluridisciplinaire Ville La Maison des arts 48 Pluridisciplinaire Ville Le Théâtre de la Ville 47 Théâtre Ville Le Conservatoire 39 Musique Ville Le Théâtre des arts dramatiques 28 Théâtre Ville L’Agora 22 Théâtre Reste du canton L’Église St-Michel 21 Musique Ville Le Musée des beaux arts 20 Musée Ville Le Théâtre du Lac 19 Pluridisciplinaire Ville La Cathédrale 17 Musique Ville Le petit Théâtre 15 Théâtre Reste du canton Le Centre culturel autogéré 15 Musique Ville Cette première analyse des institutions citées permet de faire plusieurs constats. Premièrement, les spectateurs interrogés ne se rendent pas uniquement à des concerts, mais fréquentent également d’autres types de spectacles. Si cette observation va dans le sens de notre première hypothèse, il nous reste à confirmer que ce sont bien les mêmes individus qui fréquentent ces différents types de spectacles. Deuxièmement, les lieux cités permettent de prendre la mesure de la centralité des pratiques de sortie au spectacle. Très peu d’institutions citées sont installées en dehors du territoire de la ville : parmi les vingt premières seules, trois se situent sur le territoire d’une autre commune. On note ainsi une sous-représentation du reste des communes de 156 l’agglomération99 par rapport aux nombres de spectateurs qui y habitent (21.5 % des institutions citées alors que 41.5 % des spectateurs y habitent). Ensuite, si le chiffre important d’institutions situées à l’étranger peut surprendre, il s’explique probablement pour deux raisons. D’une part, la manifestation lors de laquelle l’enquête a été réalisée semble attirer des spectateurs venant d’assez loin. D’autre part, certains spectateurs n’hésitent pas à faire des déplacements importants pour aller dans de grandes institutions culturelles reconnues. Troisièmement, on note que parmi les institutions les plus citées n’ayant pas de liens avec la musique, on retrouve plutôt des institutions proposant une programmation basée sur un répertoire consacré et une mise en scène souvent plutôt conventionnelle 100 . Cet élément atteste donc peut-être de l’existence d’une affinité esthétique entre ces théâtres et les institutions de musique classique. Là aussi, l’analyse de réseaux nous permettra d’aller plus loin dans notre analyse. Une première série d’analyse statistique permette de relever que le réseau est principalement composé d’un cœur dense autour duquel se situent un ensemble très éclaté de nœuds peu connectés les uns aux autres. La densité du réseau est, en effet, plutôt faible (seuls 16% des connexions possibles sont réalisées). De plus, les chemins les plus courts en chaque nœud (distance geodesic) sont plutôt longs. Seuls 7.6 % des liens sont directs et la majorité d’entre eux est d’un degré deux101 (49.6%) ou trois (37.3). Une analyse cœur-périphérie nous permet d’identifier quelles sont les institutions qui composent le cœur du réseau. Ucinet ● 99 Qui comprend non seulement le reste du Canton, mais également une partie des cantons et des régions frontalières limitrophes. 100 Par exemple, à l’affiche, on y trouve Shaw, Shakespeare, Dostoïevski, Kafka, Goethe ou encore Céline. Ces théâtres font aussi partie des plus fréquentés du Canton avec respectivement 43'789 et 22'583 spectateurs lors de la saison 2014-15 (sources Office cantonal de la statistique). 101 C’est-à-dire que le lien ne passe pas l’intermédiaire d’un autre point. 157 propose une procédure catégorielle qui cherche une partition du réseau correspondant à l’hypothèse que le réseau soit divisé entre un cœur très dense et une périphérie peu dense. Ce motif apparaît très clairement dans le tableau 10 : le cœur est fortement densifié, alors que les nœuds en périphérie sont très peu interconnectés entre eux. De plus, les nœuds en périphérie sont plus connectés avec le cœur qu’entre eux. Cette procédure donne un cœur composé des trois institutions les plus citées : la Philharmonie, l’Opéra et le Théâtre communal. Ces premières observations confirment le constat fait plus haut : la Philharmonie et l’Opéra sont au cœur du paysage de la musique classique. De plus, la fréquentation de concerts de musique classique s’accompagne de sortie aux théâtres comme en témoigne la présence du Théâtre communal au sein du cœur du réseau. Tableau 10 : Table de densité analyse cœur-périphérie Cœur Périphérie Cœur 49.667 1.173 Périphérie 1.173 0.043 MODELE DE REGROUPEMENT DES INSTITUTIONS Pour aller plus loin dans nos analyses, nous allons désormais chercher à savoir quelles sont les institutions qui partagent des spectateurs. Pour cela, nous allons prendre en compte les liens qui relient les institutions et voir si elles forment des sous- groupes dans le réseau. Cette partition permet de mieux comprendre comment se structure notre réseau102. ● 102 Pour cela, nous avons adopté une approche prenant en considération les équivalents structurels. En d’autres termes, nous avons cherché à regrouper les institutions qui occupaient une position similaire dans le réseau. Pour cela, nous avons utilisé une méthode basée sur la corrélation entre chaque 158 Le groupe n°1 correspond au cœur du réseau. Il est composé de six institutions : les trois institutions issues de l’analyse cœur- périphérie auxquelles s’ajoutent une salle de concert (le Conservatoire), un lieu pluridisciplinaire (l’Ancienne usine) et un théâtre (le Théâtre de la Ville). Dans ce groupe, les institutions ont été citées en moyenne par 77 répondants. De plus, ce groupe est plus fortement interconnecté qu’il ne l’est avec le reste des groupes (voir tableau 10). On peut donc considérer que ce groupe capture les institutions formant le noyau dur du paysage de la musique classique de la ville. Le groupe n°2 est composé de cinq institutions : une salle de concert, deux théâtres et deux lieux à la programmation pluridisciplinaire. En moyenne, ces institutions ont été citées par 28 spectateurs, soit moins que les institutions du groupe n°1. Ces institutions sont plus fortement connectées au groupe n°1 qu’entre elles, mais restent plus connectées entre elles qu’avec les groupes 3, 4 et 5. On peut donc considérer que le groupe n°2 capture des institutions dont la fréquentation est moins forte au sein des répondants, mais faisant tout de même partie du centre du paysage de la musique classique de ce la ville. Le groupe n°3 regroupe la majorité des institutions citées. On y trouve 47 salles de concert, 17 musées, 16 théâtres 18 lieux pluridisciplinaires, 7 cinémas, 2 lieux consacrés à la littérature et ●● nœud, car celle-ci est plus appropriée à l’analyse de réseau composé de relations pondérées (Crossley et Emms, 2016). La division retenue sur la base de l’algorithme d’optimisation d’Ucinet donne une répartition en 5 sous-groupes (voir tableau 11). Comme nous n’avions pas d’hypothèse sur le nombre de groupe, nous avons procédé de manière inductive en répétant les analyses pour plusieurs nombres de groupe (en commençant à 4 et en allant jusqu’à 8). Notre choix de modèle s’est basé sur deux critères : premièrement, sa capacité à expliquer la variance au sein du réseau (donnée par la valeur du R-square en l’occurrence de 0.61 pour notre modèle en cinq groupes); sa capacité du modèle à proposer une répartition faisant sens sur un plan théorique. Ce dernier critère nous a permis de garder la répartition en 5 groupes plutôt qu’en 4, car elle permet d’identifier un groupe supplémentaire d’institutions. 159 une maison de quartier. Ce groupe se distingue par le faible nombre de répondants citant ces institutions (2 en moyenne). Par ailleurs, les institutions qui composent ce groupent sont plus fortement connecté aux groupes 1 et 2 qu’entre elles. On peut donc considérer que ce groupe capte toutes les institutions ne faisant pas partie de ce qui fait le cœur des pratiques de la majorité des répondants et qui par conséquent se retrouve en périphérie du réseau. Le groupe n° 4 est composé de seize institutions : sept salles de concert ; trois musées ; quatre théâtres ; un lieu pluridisciplinaire ; et un lieu offrant une programmation de danse. Ces institutions ont été citées en moyenne par douze spectateurs. Ces institutions sont très peu connectées entre elles (moins d’un spectateur en moyenne), et plus fortement liée au groupe n°1 et au groupe n°2 et très peu, voire pas, aux deux autres groupes. On peut donc considérer que ce groupe capture un deuxième cercle autour du cœur du réseau103 (voir figure 6) et qu’il s’agit donc d’institutions périphériques dans le paysage de la musique classique de la ville. Le groupe n°5 regroupe neuf institutions : quatre salles de concert et cinq musées. Sa spécificité réside d’une part dans le fait qu’il se compose exclusivement d’institutions citées par un seul spectateur et que ces institutions sont très peu connectées au reste du réseau. ● 103 Dans ce réseau, chaque point représente une institution. La taille des points dépend du nombre d’individus fréquentant cette institution. Les liens qui unissent les institutions signifient qu’elles partagent des specta- teurs. La valeur de chaque lien est pondérée en fonction du nombre de spectateurs en commun entre les deux salles. 160 F ig u re 6 : L es b lo cs 1 , 2 et 4 L ég en de : B lo ck 1 – V er t / B lo ck 2 – G ri s / B lo ck 4 - O ra ng e 161 A N O V A N °5 N °4 N °3 N °2 N °1 T o u s Block Ta b lea u 11 : M o d èle d e g ro u p e 9 1 6 1 0 8 5 6 1 4 4 N institutions F = 1 1 8 .9 p = 0 .0 0 R 2 = 0 .3 0 .0 0 0 0 .0 3 2 0 .0 0 5 0 .1 0 1 0 .3 4 7 0 .0 2 5 Coreness F = 1 2 1 .4 p = 0 .0 0 R 2 = 0 .2 1 1 1 .8 2 .1 2 7 .6 7 7 .3 7 .1 Moyenne de spectateurs 4 7 4 7 1 3 6 6 Salle de concert 5 3 1 7 0 0 2 5 Musée 0 4 1 6 2 2 2 4 Théâtre 0 1 1 8 2 1 2 2 Pluridisciplinaire 0 0 7 0 0 7 Cinéma 0 0 2 0 0 2 Littérature 0 0 1 0 0 1 Danse 0 1 0 0 0 1 Autres 162 Tableau 12 : Table des densités modèle de groupe Groupes n° 1 n° 2 n° 3 n° 4 n° 5 n° 1 25.13 7.77 0.33 2.31 0.00 n° 2 2.00 0.17 1.29 0.00 n° 3 0.02 0.09 0.00 n° 4 0.66 0.04 n° 5 0.50 Cette répartition en cinq groupes permet de faire un certain nombre de constats. Premièrement, la distinction entre disciplines artistiques n’explique pas la position des institutions dans le réseau. Le « cœur » des pratiques n’est pas exclusivement composé d’institutions proposant des concerts de musique classique. De plus, on retrouve tous les types d’institutions dans chacun des cinq groupes. Un test d’hypothèse consistant à comparer le présent réseau avec un réseau hypothétique dans lequel les institutions seraient connectées de manière indépendante aux disciplines artistiques proposées permet d’écarter les derniers doutes (significativité statistique du Chi-2 de Pearson supérieure à 0.05). Deuxièmement, nous avions postulé qu’il existe des répertoires qui organisent le réseau, ou autrement dit, qu’il existe des affinités transversales aux disciplines qui répondent à des logiques esthétiques et organisationnelles. Cette hypothèse semble également se confirmer puisque les institutions formant le cœur des pratiques des spectateurs répondants est composé d’institutions appartenant au cœur de la culture établie. Elles sont toutes en effet des institutions établies de longue date 104 et largement soutenues par les pouvoirs publics. L’Opéra est notamment le fruit de la volonté d’installer la ville parmi les ● 104 L’Opéra, la Philharmonie, le Théâtre de la Ville et le Conservatoire ont tous été créés au 19e siècle. 163 grandes places culturelles en Europe (Campos, 2006). De plus, dans les deux cas, nous sommes en présence d’institutions proposant un répertoire consacré (grands compositeurs, opéras, grands dramaturges, etc.). À l’inverse, dans les deux premiers groupes, on ne retrouve aucune institution issue de l’essor culturel des mouvements urbains des années 70 et 80 (Gros, 2009 ; Piraud et Pattaroni, 2016). Ce n’est que dans le troisième cercle que des lieux comme le Centre culturel autogéré apparaissent, signe de la distance que semblent entretenir les spectateurs de musique classique avec ces lieux (il serait évidemment nécessaire de voir si cette observation est également vraie des théâtres vers la musique classique). Si ces répertoires répondent en partie à des logiques esthétiques, celles-ci s’inscrivent dans des dynamiques historiques et institutionnelles. Comme le montre Picaud (2015) à Paris, les salles construisent des dispositifs de réception et se positionnent les unes par rapport aux autres structurant ainsi le paysage culturel local. Troisièmement, les groupes 2 et 4 illustrent la diversité des pratiques des spectateurs de musique classique. Par ailleurs, s’il existe des liens évidents entre certaines institutions dans ces deux groupes, il ne s’agit pas de sous-ensembles suffisamment distincts pour être captés par nos analyses. Il faudrait procéder sur des données plus nombreuses pour affiner l’analyse et vérifier si cette tendance se confirme. On peut tout de même s’interroger sur les lieux qui sont sur- ou sous- intégrés dans un groupe (c’est-à-dire qu’ils partagent plus ou moins de spectateurs en commun avec les autres institutions que la moyenne du groupe). À ce titre, on note par exemple que le Conservatoire est totalement intégré au cœur du réseau notamment à travers ses relations très fortes avec la Philharmonie et l’Opéra. À l’inverse, la Maison des arts ou le Musée des beaux arts sont largement plus cités que le reste du groupe dans lequel ils se trouvent (respectivement 2 et 3), ce qui atteste d’une moins grande connexion avec le cœur du réseau. Par ailleurs, on peut noter que certaines institutions forment des pôles alternatifs en périphérie du réseau (voir figure 6) : en 164 bas trois musées ainsi que trois institutions issues des mouvements urbains (Les Ateliers jazz, le Théâtre du masque et le Centre culturel autogéré) ; sur la gauche, des lieux religieux dans lesquels sont organisés des concerts surtout de musique ancienne et baroque ; et, en haut du réseau, trois salles de spectacle qui ont une programmation qualifiable de « grand public » produite par de grandes sociétés (le Zénith, le Théâtre du Lac et la Salle des fêtes). À partir de cette observation, on pourrait faire l’hypothèse que ces regroupements esquissent trois directions vers d’autres territoires du paysage culturel de l’agglomération en question. Enfin, quatrièmement, nous avons vu que l’analyse de réseaux capture les effets de spatialisation à travers le groupe 5, même s’il est difficile de l’affirmer avec certitude au vu du faible nombre de répondants vivants hors de l’agglomération (4.6 % des répondants). Plus largement, on peut noter la place importante dans ce réseau des institutions situées sur le territoire de la ville. En effet, parmi les vingt institutions les plus citées, seules trois ne sont pas basées sur le territoire de la commune. De fait, malgré les efforts de certaines communes du canton pour développer une offre culturelle sur leur territoire, le paysage de la musique classique reste essentiellement organisé autour d’institutions soutenues par la Ville et le Canton et situées au centre-ville105. De même, une large majorité de cette liste est composée d’entités soit publiques106 soit largement financées par des subventions publiques107. ● 105 Un tel constat mériterait d’être vérifié à l’aune d’autres formes artistiques ou pour les festivals qui se multiplient dans les différentes communes du canton. 106 Institutions publiques : la Philharmonie, La Maison des arts, l’Agora, le Musée des Beaux-arts ; Fondations publiques : l’Opéra, Théâtre communal, le Théâtre de la Ville, Le Théâtre des arts dramatiques. 107 Des fondations, comme le Conservatoire, ou des associations, comme le Centre culturel autogéré. 165 CONCLUSION Dans ce chapitre, nous avons cherché à comprendre comment les pratiques des spectateurs de concerts de musique classique dans la grande ville de Suisse romande étudiée s’organisent. À partir d’un réseau constitué de l’ensemble des institutions culturelles fréquentées régulièrement au cours des douze derniers mois, l’analyse de réseaux nous a permis de tirer trois conclusions principales. Premièrement, une large partie des pratiques de ces spectateurs s’articulent autour de six institutions : la Philharmonie, l’Opéra, l’Ancienne usine, le Théâtre communal, le Théâtre de la Ville et le Conservatoire. Le reste des institutions se divise ensuite en cercles concentriques autour de ce cœur très dense. Deuxièmement, cette première cartographie permet de souligner que la structuration du réseau ne suit pas uniquement une logique disciplinaire. Si les spectateurs interrogés ne fréquentent pas seulement des salles de musique classique, mais également des théâtres, il ne s’agit néanmoins pas de n’importe quel théâtre, mais d’institutions proposant une programmation classique tant dans le répertoire que dans la mise en scène. Si ces résultats s’inscrivent dans la continuité de littérature existante, l’analyse de réseaux permet de mettre en avant comment ces répertoires s’inscrivent dans une réalité institutionnelle territoriale. Troisièmement, on note des liens transversaux entre les cercles concentriques dessinant des sous-ensembles dans les institutions fréquentées. Notre analyse comporte des limites. Premièrement, il faut garder à l’esprit qu’il ne s’agit pas d’un échantillon représentatif de la population du canton, mais de la part la plus active des spectateurs interrogés. Néanmoins, ces données permettent de décrire les pratiques des individus se rendant régulièrement à des concerts de musique classique dans le canton. Cela nous donne donc la possibilité d’apporter des précisions importantes sur l’organisation du paysage de la musique classique de cette ville. Une piste de recherche certainement fructueuse serait de comparer ces résultats avec d’autres études de cas semblables que ce soit sur des villes ou sur des univers artistiques différents. 166 Deuxièmement, notre analyse ne prend pas en compte la programmation. Or, celle-ci joue également un rôle fondamental, notamment pour les institutions pluridisciplinaires ou accueillant différentes programmations. Une telle prise en compte serait relativement facile à faire et permettrait sur ce plan d’apporter une compréhension plus fine des processus étudiés. Troisièmement, il est nécessaire d’accompagner ce genre d’analyse quantitative avec des analyses qualitatives qui nous permettent de saisir les chaines d’action à l’œuvre au sein de l’institution culturelle elle-même (Dutheil-Pessin et Ribac, 2017), les sociabilités qui amènent les spectateurs jusqu’aux concerts (Djakouane, 2011 ; Pasquier, 2012), ou plus généralement le sens que les acteurs donnent à leurs pratiques108. C’est bien le va-et- vient entre ces deux perspectives qui est nécessaire pour mieux saisir comment se forment les pratiques des spectateurs de concert. Plus largement, cette analyse nous donne des éléments pour mieux comprendre le paysage culturel de cette ville. Pour commencer, sa diversité et sa richesse se reflètent dans la grande variété des institutions citées. Il existe d’ailleurs une importante circulation des spectateurs entre les institutions. Si notre réseau est fortement concentré autour de trois institutions, il se divise ensuite en une pluralité d’embranchements qui se recoupent plus ou moins. Cet éclatement des pratiques entre différents lieux et différentes disciplines traduit le caractère diversifié des pratiques des répondants. Néanmoins, elles restent principalement inscrites autour de l’institution centrale de la musique classique dans le paysage culturel de la ville étudiée : l’Opéra. Les répondants s’inscrivent donc pour une large majorité dans un registre esthétique légitime que ce soit du point de vue du répertoire ou de l’implantation des institutions fréquentées. De plus, les institutions au cœur de ces pratiques sont toutes largement financées par des fonds publics. Ces institutions ● 108 De manière plus générale, sur les possibilités d’articulation entre analyse de réseaux et travail d’enquête de terrain voir Crossley et Edwards (2016). 167 dessinent pour ainsi dire les lignes directrices d’un paysage musical. En faisant cela, elles participent à façonner le tissu urbain (Krims, 2007). BIBLIOGRAPHIE Ambrosino Charles (2015), Quartiers artistiques, territoires (ré) créatifs, In : Bellavance Guy et Roy-Valex Myrtille (Éds), Arts, territoires et nouvelle économie culturelle, Laval : Éd. IQRC/Presses de l’Université Laval, pp. 210‑229. Appadurai Arjun (1996), Modernity at large : Cultural dimensions of globalization, Minneapolis : University of Minnesota Press. 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Sociograph n°24, 2016, Les familles de milieu populaire dans une commune genevoise. Intégration sociale et soutien à la parentalité. Eric Widmer, Sabrina Roduit et Marie-Eve Zufferey. Sociograph n°25, 2016, Addictions et société : voyage au pays des ombres. Actes du colloque des 50 ans du GREA. Edité par Anne Philibert, Géraldine Morel et Sandro Cattacin. Sociograph n°26, 2017, Complicity and Antagonism: Anthropological Views of Geneva. Edited by Alessandro Monsutti, Françoise Grange Omokaro, Philippe Gazagne and Sandro Cattacin. With Savannah Dodd, Juliana Ghazi, Victoria Gronwald, Sarah Hayes, Aditya Kakati, Samira Marty, Linda Peterhans, Dagna Rams, Rosie Sims and drawings by Heather Suttor. Sociograph n°27, 2016, Begleitung von Menschen mit einer kognitiven Beeinträchtigung im Spital. Ambivalenzen und Pragmatismus von Schnittstellen. Anna Weber. Sociograph 28, 2016, ´We’re from Switzerland, that’s a Chocolate Island in Swedenµ Comprendre l’indie rock du point de vue de six groupes suisses. Loïc Riom. Sociograph 29, 2016, Le devenir professionnel des diplômés en sciences sociales entre 2005 et 2015. Julien Ruey, Emilie Rosenstein, Rita Gouveia et Eric Widmer. Sociograph n°30, 2017, Vieillissement et espaces urbains. Edité par Cornelia Hummel, Claudine Burton-Jeangros et Loïc Riom. Avec Alizée Lenggenhager, Heber Gomez Malave, Martina von Arx, Michael Deml et Ndeye Ndao. Sociograph n°31, 2017, Voting for the Populist Radical Right in Switzerland: A Panel Data Analysis. Dan Orsholits. Sociograph n°32, 2017, © C’est pas un boulot, c’est du business. » L’agir des dealers ouest-africains dans un quartier genevois. Loïc Pignolo. Sociograph n°33, 2017, Le processus d’endettement dans le jeu excessif : d’une revue de la littérature à l’élaboration d’un modèle. Anne Philibert, Géraldine Morel, Loïc Pignolo et Sandro Cattacin. Sociograph n°34, 2017, L’éthique (en) pratique : la recherche en sciences sociales. Edité par Claudine Burton-Jeangros. Avec Claudine Burton- Jeangros, Maryvonne Charmillot, Julien Debonneville, Karine Duplan, Solène Gouilhers Hertig, Cornelia Hummel, Mauranne Laurent, Barbara Lucas, Andrea Lutz, Michaël Meyer, Lorena Parini, Loïc Riom, Sabrina Roduit, Claudine Sauvain-Dugerdil, Mélinée Schindler et Daniel Stoecklin. Sociograph n°35, 2018, La musique sous le regard des sciences sociales. Edité par Loïc Riom et Marc Perrenoud. Avec Pierre Bataille, Sandro Cattacin, Nuné Nikoghosyan, Irene Pellegrini, Luca Preite, Pierre Raboud et Christian Steulet. Toutes les publications se trouvent en ligne sous : www.unige.ch/sciences-societe/socio/sociograph FACULTÉ DES SCIENCES DE LA SOCIÉTÉ INSTITUT DE RECHERCHES SOCIOLOGIQUES Sociograph n°35 S o c i o l o g i c a l r e s e a r c h s t u d i e s So ci og ra ph n °3 5 La musique sous le regard des sciences sociales Edité par Loïc Riom et Marc Perrenoud La m us iq ue s ou s le re ga rd d es s ci en ce s so ci al es – E di té p ar R io m e t Pe rr en ou d Il existe encore peu de recherches en sciences sociales sur la musique en Suisse. Pourtant, la vie musicale helvétique est riche et diversifiée. Les données de l’Office Fédéral de la Statistique témoignent d’une consom- mation musicale importante parmi la population suisse et, plus encore, d’un taux de pratique particulièrement élevé. Sur le plan institutionnel, on compte de nombreux festivals et de salles de concert à travers le pays. Et depuis une quinzaine d’années, différentes institutions visant à soutenir la création musicale ont vu le jour avec, parfois, l’ambition de faire rayon- ner les musiciens suisses à l’étranger. Dans ce contexte, il semble nécessaire de développer un regard propre aux sciences sociales sur la musique en Suisse. Cet ouvrage répond à ce besoin en esquissant un premier panorama des mondes de la musique helvétique et en réunissant des contributions traitant de différents as- pects de la musique en Suisse : histoire des musiques populaires, liens entre musique et immigration, marché de l’emploi musical et pratiques de fréquentation des institutions culturelles. Ces contributions mettent en évidence certaines particularités de la Suisse, mais soulignent également son insertion dans une histoire globale de la musique. Loïc Riom est doctorant au Centre de sociologie de l’innovation de l’Ecole des Mines ParisTech et chercheur associé à l’Institut de recherches sociologiques de l’Université de Genève. Ses travaux portent sur l’évaluation, la valorisation et la circulation de la musique. Marc Perrenoud est Maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne. Sociologue du travail et de la culture, ses recherches traitent de l’emploi musical, des économies symboliques du travail et de la sociologie des groupes professionnels. Avec les contributions de Christian Steulet (HKB), de Pierre Raboud (UNIL/Université de Tours), d’Irene Pellegrini (UNIGE), de Sandro Cattacin (UNIGE), de Luca Preite (UNIBAS), de Pierre Bataille (ULB/UNIL) et de Nuné Nikoghosyan (UNIGE). ISBN: 978-2-940386-44-4 So ci ol og ic al re se ar ch s tu di es Couv_Sociograph_35.indd 1 22.12.2017 14:44:37